Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka, deux professeur·es de droit public ont publié en juillet dernier un texte alors passé inaperçu dans l’AJDA (2021, nº28), une revue juridique. Le titre indique bien le contenu : « La bourse et la (belle) vie ». On y apprend que de plus en plus de doctorant·es quitteraient l’université après avoir reçu le bénéfice d’un contrat doctoral sans soutenir leur thèse, entraînant un « gaspillage de l’argent public » engagé, en sus des « coûts environnés » causés par l’activité doctorale pour les universités. Il faudrait envisager une obligation de résultat et des actions de récupération des sommes perçues, en souvenir de l’époque où l’allocation de recherche valait « engagement moral » de terminer sa thèse.

Il est étrange de recevoir pareil texte alors que l’université souffre tant et que les doctorant·es et chargé·es de travaux dirigés, précaires, en première ligne des angoisses des étudiant·es, sont à bout de force. Les contractuel·les sont certes, pour trois ans, dans une situation relativement confortable avec presque 1600 nets par mois. Il est d’autant plus étrange de voir des enseignant·es titulaires donner la leçon au nom du « contribuable » quand elleux-mêmes ont obtenu leurs postes à une époque où l’on en comptait une trentaine à l’agrégation de droit public (qui donne le statut de professeur·e dans les facultés de droit) contre moins d’une dizaine à peine aujourd’hui. À leur époque, en l’état des prix, le salaire d’un·e doctorant·e était d’ailleurs plutôt confortable et permettait de se payer un deux pièces dans la capitale. Les contrats eux-mêmes étaient plus nombreux et il existait beaucoup plus de possibilités pour poursuivre un financement au-delà des trois années puis jusqu’à l’obtention d’un poste fixe. La situation empire chaque année puisque l’inflation n’est pas répercutée sur les salaires de la recherche. Sans vouloir verser dans la même condamnation morale que celle à laquelle s’adonnent les deux auteur·ices, on pourrait apporter un constat tout aussi peu fondé en chiffres que le leur : beaucoup de professeur·es de droit se dédouanent de leurs responsabilités en matière de correction de copies (aux dépens – non rétribués – des doctorant·es justement), voire de recherche, tant les évaluations des titulaires sont rares en droit, et pratiquent aisément le conseil dans le secteur privé. Tout en étant payé·es avec l’argent de ce « contribuable » dont ces deux-ci semblent se soucier tant. Comme si la recherche était un commerce que l’on devait à un·e client·e et non un service rendu à l’intérêt général. Les doctorant·es participent beaucoup à celui-ci ces temps-ci, jusqu’à l’épuisement : avec la massification de l’enseignement supérieur et le gel des postes, ils et elles absorbent la charge pédagogique en donnant des travaux dirigés à des groupes de plus de 30 étudiant·es et les centaines de copies qui vont avec, principal lien avec l’étudiant·e qui ne peut pas attendre grand chose d’amphithéâtres de 400 ou 500 têtes pour un·e professeur·e ou maître de conférence.

Les doctorant·es qui se détourneraient de la recherche avant l’issue de leur thèse commettraient une faute ? Et s’ils et elles ne faisaient que se décourager devant une carrière impossible, où le ou la docteur·e doit enchaîner des contrats LRU qui imposent jusqu’à 400 heures annuelles d’enseignement, et donc abandonner l’idée de la recherche pour la formation à laquelle les auteur·es voudraient qu’ils et elles donnent remboursement ? Puis espérer obtenir l’un des postes de maître·sse de conférence, une poignée pour plus d’une centaine de candidat·es annuel·les, avec guère plus d’un SMIC à la clé ? Le fonctionnement de l’université repose d’aujourd’hui sur l’exploitation des précaires. D’une part les universités peuvent donner à un·e précaire le travail de deux postes titulaires. D’autre part les jeunes chercheur·ses donnent l’impression d’acquiescer en postulant en quantité alors qu’ils et elles veulent seulement payer leur loyer.

Et que dire du mépris que reçoivent en outre les doctorant·es dans un système universitaire très hiérarchisé, où on leur renvoie constamment qu’ils et elles ne seraient pas des enseignant·es-chercheur·ses (ils et elles le sont pourtant bel et bien, qu’iels soient contractuel·les ou vacataires) mais des étudiant·es (auprès desquels iels assurent en réalité la majeure partie, en quantité, des enseignements en droit). Qu’aucun doute ne soit permis : ils et elles sont motivé·es par le service public et non par le salaire. Leurs ancien·nes camarades de Master en droit ont d’ailleurs déjà atteint des salaires bien supérieurs. Moins le matériel de travail qu’ils et elles doivent payer de leur poche, on y reviendra : au moins 1000 euros d’informatique pour les trois ans et la papeterie, ils et elles n’ont bien sûr aucune participation à la restauration sous la forme de tickets restaurants. Et il faudrait que le ou la doctorant·es s’engage à demeurer dans une telle situation et le peu que l’université peut s’engager à leur donner, elle ? Un·e stagiaire change de voie parce que son secteur est bouché et que l’entreprise ne l’a pas recruté·e à la fin du contrat ou lui promet un recrutement ultérieur sans engagement ? Demandons-lui de rembourser ses indemnités de stage !

Ce que Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka ne comprennent pas, et ne semblent pas disposé·es à comprendre, c’est que l’université n’offre pas grand chose à un·e jeune chercheur·se aujourd’hui si ce n’est du doute. En rognant les marges de la précarité autour de l’un des rares statuts encore enviables dans la recherche – celui de doctorant·es contractuel·les – iels disent à celles et ceux qui se sentent de plus en plus mal qu’ils et elles devraient déjà être bien content·es de ce qu’on leur donne, et soutenir, sans contrat au-delà des trois ans et après la charge chronophage des cours à donner et divers rôles administratifs. Quand bien même on ne leur offre aucune visibilité après la thèse si ce n’est une compétition intense pour très peu de postes. Dès la fin du contrat doctoral, qui est un appât séduisant pour l’étudiant·e qui sort de master, le salaire chute : une thèse en droit dure plus de trois ans (avec les enseignements) si l’on veut espérer correspondre aux canons de la discipline mais à moins de travailler une soixantaine d’heures par semaine, il faut donc cumuler un temps partiel et des périodes de chômage. Le confort du contrat s’évapore vite : c’est souvent dans cette phase que les doctorant·es abandonnent la rédaction de leur thèse avant son terme. Pire, après le contrat et parfois même selon les universités durant le contrat, le doctorant·es doit s’acquitter de près de 600 euros de frais d’inscription annuels ! Être payé·e pour trois années au lieu des quatre, cinq ou six nécessaires, puis payer pour boucler le travail. Et donc être tenu·e de vivre à ce rythme, sans quoi on se serait endetté·e des salaires perçus ?

Il est très étonnant en outre que deux professeur·es de droit oublient quelques principes de base du marché du travail, mais on leur excusera de ne pas être spécialisé·es dans cette branche. Les doctorant·es contractuel·les puis ATER quand ils et elles en ont l’opportunité, pour deux fois un an après les trois années du contrat, ne touchent pas une « bourse » (cf le titre de l’article) qu’il faudrait rembourser si la contrepartie (la finalisation d’une thèse) n’était pas remplie. Ils et elles touchent un salaire pour un travail qu’ils donnent à l’université et à la collectivité : celui de rechercher et celui de donner des cours ou d’effectuer un travail administratif ou en bibliothèque lorsque leur contrat le prévoit, ce qui est fortement conseillé pour prétendre à un métier académique ensuite. S’ils ou elles arrêtent la rédaction de leur thèse à l’issue du contrat, ils et elles sont de toute façon délivrés des obligations de celui-ci, puisqu’il est terminé. En outre, contrairement aux élèves des écoles nationales qui touchent une indemnité qu’iels doivent rembourser s’iels décident de ne pas travailler dans la fonction publique, les doctorant·es contractuel·les n’ont pas été admis·es à l’issue d’un concours de recrutement, dont le contrat doctoral serait la formation au métier pour lequel ils ont été recrutés : à l’issue du contrat, aucun emploi ne les attends. L’État n’a pas payé pour les employer comme il le fait avec un·e énarque.

Une autre réalité du marché du travail comme de la société contemporains est qu’une personne jeune et éduquée peut prétendre à un poste à responsabilité. Il parait même que des dirigeant·es de multinationales ou des Président·es de la république ont une trentaine d’années. Les jeunes cadres dirigent la société mobile du capitalisme globalisé. Avoir 30 ans et être éduqué·e, capable de s’adapter, c’est posséder l’avantage sur le marché. Le ou la doctorant·es est lui considéré·e comme un·e sous-fifre et regarde ses amis diriger des équipes. Le jeu en vaut la chandelle : il ou elle travaille pour l’intérêt général. Il ou elle peut même admettre que son salaire soit très bas car il ou elle n’a jamais été revalorisé·e quand bien même l’inflation a grimpé. Il ou elle admet aussi que beaucoup d’autres doctorant·es et jeunes diplômé·es soient moins loti·es que lui. Mais qu’on ne vienne pas lui dire de payer. Qu’on étende plutôt son statut aux autres.

Des ancien·nes doctorant·es contractuel·les devraient rembourser les « coûts environnés » de leur travail alors qu’ils ou elles n’ont dans la plupart des cas aucun bureau, aucun lieu où poser des affaires. Ce qui leur rappelle bien qu’ils et elles ne sont que de passage et que ce lieu n’est pas leur maison. Ils et elles paient leurs copies et achètent leur ordinateur, le rachètent à grands frais quand il tombe en panne, pour faire leur recherche et donner leurs cours (et s’inscrire en doctorat, donc) : quel·les salarié·es ont si peu et doivent payer pour travailler ? Et quel·les salarié·es devraient de surcroît rembourser leurs salaires s’ils ou elles choisissent de démissionner, qui plus est dans les règles de leur contrat, ou pire encore s’ils ou elles ne postulent pas à un nouveau contrat dans le même secteur à l’issue du leur ? Serait-on face à une obligation de non-concurrence qui se traduirait par le remboursement rétroactif des salaires passés ? Drôle d’invention juridique ! Autant demander à un·e travailleur·se saisonnier·e de rembourser ses salaires passés s’ils ou elles n’est pas au rendez-vous l’année suivante ou à l’avocat·e de rendre les honoraires versés par un·e client·e qu’ils ou elle ne voudrait pas défendre dans une nouvelle affaire. Mais en l’état des évolutions du marché du travail, on ne s’étonne plus de rien.

Or, le doctorat lui-même est un diplôme d’études supérieures que la collectivité finance, hors l’attribution d’un contrat de thèse qui vient alors simplement créer des obligations d’employeur·se à employé·e afin de valoriser la production de certain·es jeunes professionnel·les outre les enseignements (et il n’y a pas à douter que c’est bien ce second aspect qui intéresse des universités débordées). Le doctorat est en outre financé par des frais d’inscription de près de 400 euros. Que l’on ne vienne pas nous dire que le ou la doctorant·e est une charge alors qu’il est un usager du service public de l’enseignement supérieur, financé par ses propres impôts quand il ou elle est contractuel·le et par sa vie professionnelle ultérieure et par celle de la collectivité. Mais sans doute Caroline Chamard-Heim et Philippe Yolka voudraient-ils que les étudiant·es financent eux-mêmes leurs études dans une logique de clientèle, et qu’alors le fournisseur du service rémunéré, et qu’alors le doctorant·e soit un·e sous-traitant·e qui doivent à son investisseur·se (qui le ou la finance sur quelques années uniquement) de terminer sa thèse.

Nous soumettons enfin une idée aux auteurs. Lorsqu’un·e doctorant·e ne soutient pas sa thèse, ne satisfait pas le jury ou n’obtient pas la qualification aux fonctions de maître de conférences, pourquoi ne pas demander à son ou sa directeur·ice de thèse de rembourser les primes d’encadrement qu’il a touchées ? Et puisqu’il faut empêcher « la belle vie » que permettrait une « bourse » mal utilisée, pourquoi ne pas également demander des comptes aux professeur·es de droit quant au temps de travail qu’ils ou elles réalisent effectivement pour l’enseignement et la recherche publics, par rapport aux activités de conseil et aux publications rémunérées ? Dans une société néolibérale, la responsabilisation culpabilisante ne peut aller qu’à l’encontre des plus précaires ; la surveillance est généralisée et comme pour la LPR elle touchera aussi, un jour, ces titulaires qui recrutent des enseignant·es en LRU à tour de bras au lieu de réclamer effectivement plus de postes de titulaires. Ils et elles gardent leurs privilèges et répercutent sur leurs subalternes leur propre erreur, mais dans le modèle néolibéral l’université sera demain dirigée par des jeunes précaires recrutés en CDD et capables de gérer de multiples cours et projets de recherche (avec une qualité appauvrie). Il n’y aura plus de Professeur·e bien installé·e qui passe du temps sur le même cours depuis 15 ans et renouvelle vaguement son manuel ou laisse éclore un essai, à part dans quelques institutions d’élite qui subsisteront en cachant la forêt calcinée. Il ne restera plus, sinon, que de gros lycées post-bac au personnel mobile et précaire.

Un·e doctorant·e écœuré·e.

Illustration : Photographie d’Université Ouverte du 01/04/2021.

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