La recherche française est bien connue pour ses capacités d’innovation et sa créativité mais il reste un domaine dans lequel ces dernières n’ont pas encore été pleinement documentées : les formes de travail gratuit imposées aux collègues précaires et non-titulaires de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR).

L’équipe d’animation de la page « Précarités de l’ESR mobilisées » s’est employée à enquêter sur le sujet, à travers un questionnaire. Nous reproduisons ici les témoignages récoltés, tous plus édifiants et enrageants les uns que les autres. Le questionnaire est toujours ouvert, nous vous invitons donc à participer à l’enquête en déposant un témoignage.

Ces pratiques doivent cesser.
Pour lutter contre elles, nous devons les rendre visibles. D’abord, en faisant circuler ce billet et ce questionnaire, mais aussi en imprimant les visuels de ce fichier PDF et en les collant partout. Ensuite, quand des personnes cherchent à nous imposer du travail gratuit, parlons-en autour de nous, aux collègues en lesquel·les nous pouvons avoir confiance, aux camarades syndiqué·es, aux collectifs.
N’oublions pas que les pratiques gravement abusives dont nous parlons ici ne sont que la partie émergée de l’iceberg : la recherche française tourne largement grâce au travail gratuit des précaires (production et analyse de données originales, publications, colloques, etc.).
Ensemble, nous pouvons nous défendre, ensemble nous sommes fort·es.
Ces formes de travail gratuit doivent cesser, nous devons en finir avec la précarité, qui permet ces pratiques, qui aggrave toutes les violences et discriminations systémiques.

Type insoupçonné n°1

Mise en carton des livres de la bibliothèque du laboratoire en vue d’un changement de locaux (tâche exclusivement demandée aux vacataires et doctorant·es) 

Type insoupçonné n°2

Mise sous enveloppe des exemplaires de la revue éditée par le laboratoire à destination des abonné·es

Type insoupçonné n°3

Aller acheter des iPad à la FNAC avec un ingé recherche (en CDD depuis 5 ans bien sûr !) pour mon directeur de thèse, qui était également directeur d’équipe à l’époque. Ces iPad devaient être utilisés pour une journée de vulgarisation scientifique pour les 80 ans du CNRS. On les a utilisés peut être deux heures à tout casser, depuis ils pourrissent dans un placard.

Type insoupçonné n°4

J’étais élue au conseil du laboratoire pour représenter les doctorant·es. En fin de conseil, un personnel du laboratoire vint me donner les consignes pour l’organisation du barbecue de fin d’année, moment festif du laboratoire avant les vacances d’été. Ayant pourtant essayé tant bien que mal d’expliquer à ce personnel que l’organisation de ce barbecue ne rentrait pas dans les missions pour laquelle j’avais été élue au conseil, je fus missionnée pour réaliser cette tâche. Parmi mes missions : récolter l’argent nécessaire à l’organisation de l’évènement et à l’achat d’un barbecue (le précédent s’était fait voler l’année passée) auprès des membres du laboratoire, procéder à l’achat du barbecue (le personnel me proposait d’utiliser sa voiture) ainsi que la denrée principale du barbecue (la viande). Si j’acceptai malgré moi l’organisation du moment festif, je refusai de me charger du barbecue et proposai à la place un pique-nique participatif (un Framadate pour que chacun·e inscrive ce qu’iel allait amener), proposition qui fut globalement mal reçue, sauf par mes camarades doctorant·es/docteur·es sans poste.

Type insoupçonné n°5

Mai 2020. Les doctorant·es confient leur mal-être quant au manque de soutien et d’accompagnement au métier de la recherche de la part de leurs pairs en poste à l’échelle de leur laboratoire de recherche. Iels soulignent l’absurdité de la formation fournie par l’ED, trop orientée « start up Nation/capitalise sur ton doctorat pour détourner le crédit impôt-recherche » et complètement à [la ramasse sur] la spécificité des sciences humaines. Qu’à cela ne tienne, l’équipe dirigeante du labo, partageant cette indignation, prend les choses en main. Elle mènera un séminaire doctoral pour pallier ce manque ! Fondamentalement pluridisciplinaires, les séances porteront sur les normes de publication, les astuces pour faire un CV efficace, la rédaction d’un article scientifique et les « autres questions venant des doctorant·es ». Après une année plus que mitigée où les titulaires n’auront pas préparé une seule séance, ces dernier·es estimeront qu’il faudra dorénavant « partir de la base », car les doctorant·es ne répondent pas au rendez-vous. Pour comprendre leurs besoins, les titus responsables du séminaire les inviteront dans un prestigieux café de la ville.

En les appâtant sournoisement à coup de petits fours gratuits (le·a doctorant·e à faim et se laisse facilement corrompre quand on lui donne à manger ou un minimum d’attention #daddyissues), il leur sera progressivement suggéré « d’animer elleux-mêmes ces séances ». Enivré·es par leur estomac rassasié et [sous] le regard plein de fierté de leur direction, beaucoup se prêtent au jeu et organisent dans la semaine le programme de l’année, se répartissant l’organisation des séances, la réflexion en amont et des bases de lectures pour préparer les séances. Voilà comment on [passe], en l’espace de deux ans, d’un appel à l’aide [né d’un] mal-être profond à une session d’entraide doctorale ponctuée d’interventions futiles de titus à côté de la plaque n’ayant rien de mieux à offrir que leurs avis (oui on le sait, iels sont débordé·es). On est en plein dans le cœur de l’ESR : délègue les tâches qui te font chier aux plus petits que toi 👍. Pour moi c’est le seul apprentissage que j’en retiendrai.

Type insoupçonné n°6

En congé maternité cet automne, on m’a demandé de travailler sur des articles alors que ces personnes savaient que j’étais en congé avec un bébé de quelques semaines (qui ne faisait pas ses siestes et moi non plus !) et, bien évidemment, de répondre le plus tôt possible :

– « Je suis en train de faire le point pour les articles de notre prochain
bulletin. Je vous imagine bien occupée, mais sait-on jamais, entre deux biberons ! Pourriez-vous nous proposer un article sur […] ? à fournir avant fin décembre ».
– « Je vous adresse toutes mes félicitations en espérant que vous vous remettez bien et que vos nuits ne sont pas trop hachées […]. La relectrice toulousaine m’a demandé de vous communiquer ses quelques remarques sur votre texte. Merci de vérifier et modifier sans trop tarder » (cette blague, avec un bébé qui avait une semaine !).
– « J’espère que ces premières semaines dans votre nouveau rôle ne sont pas trop épuisantes, j’espère que vous aurez assez de forces et un peu de temps pour répondre à ce message. Vous trouverez avec ce message les premières épreuves qui viennent d’être envoyées par l’éditrice. Vous avez jusqu’au 9 décembre dernier délai pour relecture et correction. Je vous remercie de bien vouloir tenir ce délai et même de l’anticiper car cela permettra de faire partir le numéro à l’imprimerie avant Noël et d’avoir le numéro papier dans notre boite à lettre courant janvier » (envoyé le 22 novembre). 

Une docteure sans poste, au chômage et jeune maman.

Type insoupçonné n°7

Alors que mon enfant était décédé trois semaines plus tôt, et que j’étais toujours en congé maternité, ma directrice de thèse (parfaitement au fait de la situation) m’a demandé de faire passer les 25 oraux de rattrapage relatifs au cours que nous partagions, parce qu’elle serait en déplacement à ce moment-là. Ce que j’ai refusé (je précise que j’avais par ailleurs proposé, parce que je pouvais le faire à mon rythme et que j’avais dans l’idée que cela pourrait me changer les esprits, de tout de même corriger les copies écrites relatives à mon EC, à condition qu’elles ne soient pas trop nombreuses). Avertis de mon refus, les directeurs de département et de pôle (eux aussi, parfaitement au fait de la situation) non seulement n’ont pas trouvé anormal que l’on me demande de travailler pendant mon arrêt de travail, mais, croyant me faire une fleur, m’ont proposé de faire passer ces oraux en visio. Ce que j’ai bien sûr refusé (je dis « bien sûr », mais il est loin d’être évident pour les non-titulaires de faire valoir leurs droits sans conséquence). C’est une maîtresse de conférences du département qui, gentiment, a proposé de prendre en charge mes oraux et écrit un mail à l’ensemble de la chaîne hiérarchique pour signaler qu’elle trouvait parfaitement anormal de me demander de travailler pendant mon arrêt. Aucun des destinataires de ce mail n’y a répondu. Rétrospectivement, je m’en suis voulu d’avoir accepté (pire, spontanément proposé) de prendre en charge la correction d’une partie des copies écrites, car j’ai eu le sentiment de contribuer, à une échelle individuelle, au recul des limites du droit du travail et à l’instauration d’une « jurisprudence » voulant que, même en deuil et en arrêt de travail, il est de bon ton pour les non-titulaires de continuer à assumer tout ou partie de leur charge de travail.

Type insoupçonné n°8

Le chef du projet dans lequel j’étais postdoc avait proposé de prolonger mon contrat à 70% du temps (le reste du temps, « libre », je devais l’utiliser pour finir mon livre, qui était un des « outputs » de son projet de recherche), pour que je l’aide comme assistante de recherche, avec plusieurs tâches (que j’ai en définitive accomplies presque intégralement).

J’ai eu des problèmes de santé à la fin de mon contrat prolongé et ai dû être mise en arrêt de travail pour deux semaines. La veille de la fin de mon contrat, malgré mon arrêt de travail, ce chef a demandé à ce que l’on parle par Zoom pour régler les détails de fin de contrat. Il m’a alors demandé comment je comptais m’organiser pour finir le travail que je n’avais pas fait pendant ces deux semaines (en réalité, ce qu’il voulait que je finisse aurait pris à peu près deux mois à temps plein). Je lui ai dit que je ne le ferais pas puisque mon contrat était terminé. La conversation a été très tendue et depuis il ne m’adresse plus la parole.

Il continue d’exploiter le travail que j’ai effectué pendant mon postdoc, sans m’impliquer. Aujourd’hui il occupe un poste très important dans mon champ de recherche et je sais que le fait d’avoir refusé le travail gratuit me ferme des portes.

Type insoupçonné n°9

Participer à des réunions avec le service « emploi du temps » de l’université pour constituer la maquette d’une formation dirigée par mon directeur de thèse.

Type insoupçonné n°10

Un titulaire travaillant sur le cinéma m’a demandé de faire des coupes d’extraits vidéos pour l’une de ses conférences. Je devais ensuite les lancer sur un signe qu’il me faisait pendant la conférence en question.

Type insoupçonné n°11

Alors que j’étais confiné et covidé au mois d’avril 2020, ma directrice de recherche m’a demandé d’aider un de ses collègues avec lequel elle constituait un programme de recherche. Il s’agissait de charger les documents sur une plate-forme à leur place. Finalement, j’ai dû constituer moi-même leur budget de 190 000 €. J’étais épuisé et alors en première année de thèse, ce travail était une source de stress. La somme a été obtenue, le programme lancé et je n’ai jamais pu valoriser ce travail gratuit.

Type insoupçonné n°12

J’ai organisé toutes les réunions pour préparer le rapport HCERES d’un axe de recherche dans un gros labo, fait circuler toutes les infos et pris toutes les notes pour structurer le rapport. J’ai échappé de justesse à la présentation de l’axe devant tout le labo.

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