En queue de peloton pour les vaccins, la recherche en France pâtit aussi d’une ambiance malsaine. Certes, nombre de collègues se dévouent à leur métier sans compter leurs heures ni leurs efforts. Mais cet engagement vertueux dissimule un cercle vicieux : l’inégalité de traitement ne fait que s’accroître entre titulaires et précaires, de plus en plus contraints au travail gratuit.
Quantitativement, le fossé se creuse : le nombre de postes diminue tandis que le nombre de candidat·es s’accroît. En 2017, on comptait 110 000 enseignant·es vacataires, contre 130 000 aujourd’hui, qui assurent à eux seuls 40 % des enseignements à l’université. En vingt ans, la diminution du nombre de postes de MCF mis au concours a été drastique (- 65 %) : nous sommes passés de 3 000 par an à la fin des années 1990, à 1 200 ces dernières années. Parallèlement, le nombre d’étudiant·es dans les universités a augmenté de 15 %.
Qualitativement, les relations se détériorent, la dissymétrie augmente car, pour compenser le manque de postes, le travail dissimulé s’accroît. On recourt aux services de moins en moins rémunérés et même gratuits de doctorant·es ou docteur·es sans poste pour boucher les trous, surveiller et corriger des examens, organiser des colloques, gérer des revues, animer la vie de leur laboratoire. Les situations et le degré de rémunération sont variés, mais il s’agit souvent pour un·e non-titulaire d’accepter toutes sortes de vacations sous payées (sous le SMIC horaire) pour éponger les déficits structurels. Certain·es s’épuisent à joindre les deux bouts et il leur faut encore « produire » des publications pour rester dans la course. Juridiquement, le non-titulaire peut se retrouver ainsi tour à tour bénévole, contractuel (à formes multiples), voire auto-entrepreneur, avec zéro cotisation sociale.
Mais le long terme aussi a changé : traditionnellement, le non titulaire pouvait espérer une compensation plus tard, en devenant titulaire à son tour, le mérite aidant. Mais le processus est de plus en plus sélectif, l’avenir de plus en plus bouché. La structure institutionnelle, l’autonomie des universités, permet aux autorités locales de varier dans les justifications à apporter aux étudiant·es. La structure sociale s’en mêle aussi, pour aider les un·es à tenir, qui trouvent le temps de franchir les obstacles, et pousser les autres à abandonner, rattrapé·es par les contingences matérielles. L’aspect psychologique n’est pas négligeable : une sorte d’emprise perverse se développe sur le précaire, incité à rester pour maintenir un système déficient. Que deviendraient en effet les alpinistes sans les sherpas ?
Moins il y a de moyens, plus le climat se dégrade, plus la sélection sociale est poussée. Peut-être est-ce au fond la logique : sortir de toute démocratisation et rétrécir la base sociale du recrutement des élites ? En marche arrière vers le monde d’avant…
Outre le sentiment d’injustice profond que suscite ce recours croissant à une main d’œuvre précaire, cette situation dessert aussi les personnels académiques, dont la « fonction RH » s’accroît avec le nombre de projets portés par des précaires, le nombre de vacataires, le manque de postes administratifs et de chercheur·se enseignant·es titulaires.
Pour lutter contre le désespoir et le cynisme, des collègues refusent ici et là le recrutement systématique d’une main d’œuvre précaire pour effectuer des tâches pérennes dans nos universités. Dans l’intérêt de la recherche et de la démocratie, il faut se mobiliser pour une titularisation massive, pour la création de postes en nombre suffisant.
Tribune initialement publiée dans Le Monde et signée par des personnels titulaires et précaires de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (par ordre alphabétique) :
Marie Allègre, doctorante en littérature, Birmingham ; Eva Belgherbi, doctorante en histoire de l’art, Poitiers ; Sophie Benard, philosophe, journaliste et chercheuse indépendante ; Thomas Boccon-Gibod, Maître de conférences en philosophie, Grenoble ; Adèle Cassigneul, docteure en littérature, chercheuse précaire ; Philippe Corcuff, Maître de conférences en science politique, Institut d’Etudes Politiques, Lyon ; Pierre Crétois, Maître de conférences en philosophie, Bordeaux ; Alexis Cukier, Maître de conférences en philosophie, Poitiers ; Eva Debray, Professeure certifiée en philosophie dans l’enseignement supérieur, chercheuse non rémunérée, Créteil ; Alexis Dehais Underdown, doctorant contractuel, sciences du Langage, Sorbonne Nouvelle ; Caroline Déjoie, chercheuse non titulaire, Collectif Les Jaseuses ; Fabrice Flipo, Professeur en philosophie, Institut Mines Télécoms, Evry ; Xavier Garnier, Professeur en littérature, Sorbonne Nouvelle ; Emilie Hache, Maîtresse de conférences en philosophie, Nanterre ; Odile Henry, Professeur en science politique, Saint-Denis ; Marys Renné Hertiman, doctorante en littérature, Saint-Denis ; Elise Huchet, doctorante contractuelle en philosophie, Paris ; Camille Islert, doctorante en littérature, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche , Paris ; Mathias Kusnierz, docteur en cinéma, chargé de cours, Sorbonne nouvelle ; Chantal Jaquet, Professeure en philosophie, Paris ; Christian Lazzeri, Professeur en philosophie, Nanterre ; Alice Lefilleul, docteure en littérature, chargée de cours, Sorbonne Nouvelle ; Adélie Le Guen, chercheuse indépendante ; Mathilde Leïchlé, doctorante, Collectif Les Jaseuses ; Bastien Louessard, Maître de conférences en sciences de la communication, Villetaneuse ; Gilles Martinet, doctorant en géographie, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche ; Christophe Miqueu, Professeur en philosophie, Bordeaux ; Anthony Pecqueux, chercheur au CNRS, Centre Max Weber ; Irène Pereira, Professeure certifiée en philosophie dans l’enseignement supérieur, chercheuse non rémunérée, Créteil ; Ivan Sainsaulieu, Professeur en sociologie, Lille ; Claire Salles, doctorante contractuelle en sciences de l’éducation, Paris ; Emma Schneider, chercheuse indépendante ; Federico Taragoni, Maître de conférences en sociologie, Paris ; Simona Tersigni, Maîtresse de conférences en sociologie, Nanterre ; Aurore Turbiau, doctorante contractuelle en littérature, Paris.
ET pour participer à la campagne « Pas de recrutements, pas de rentrée ! »,
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