2025, le monde a été transformé par une pandémie mondiale, dont la gestion sociale et politique désastreuse a bouleversé la société. La nouvelle fiction des Facs et Labos en Lutte explore un futur possible de l’enseignement supérieur et de la recherche.
L’épisode 2 raconte “les jours d’après” : l’annonce du confinement, les réactions insolites dans l’ESR et la mise en place de la “continuité pédagogique”.
Grandeur et décadence de la continuité pédagogique
Oscillant entre incrédulité et sidération, Leïla regarde le président s’adresser à la Nation depuis son petit ordinateur. Wifi pourri, ça coupe tout le temps et au moment où il parle de l’État-providence, l’image fige son visage dans un rictus inquiétant. Elle hésite à mettre la 4G de son téléphone mais elle n’a presque plus de data et elle sait déjà qu’elle en aura besoin.
Le président donne 48h aux Français·es pour s’organiser avant que le confinement ne soit effectif. Leïla n’a pas vraiment le choix, elle va rester dans son petit appartement, même si elle rêverait d’aller à la campagne comme les Francilien·nes qui s’empressent déjà d’organiser l’exode vers leur résidence secondaire. Peut-être qu’un jour elle pourra faire plus de dix pas entre sa chambre et sa cuisine. En attendant, elle mesure sa chance de ne pas avoir à prendre le métro le lendemain pour aller travailler. Elle n’est pas caissière, ni infirmière, ni intérimaire dans une usine de déchets. Elle se demande comment ça va se passer avec la grande institution culturelle dans laquelle elle travaille comme conférencière à mi-temps, avec ses CDD de dix mois et ses deux mois de chômage forcé. Leïla se dit que ce serait le bon moment pour recevoir la rémunération des cours donnés à la fac comme vacataire depuis le mois de septembre. On vient de lui annoncer qu’elle va sans doute toucher moins que ce qui était prévu, mais comme elle n’a pas signé de contrat, cela va être dur à contester. Qui sait, peut-être que l’une de ses candidatures pour des post-docs va marcher. Et puis elle a candidaté au CNRS pour la deuxième fois et s’est présentée aux rares postes de maîtresse de conférences ouverts dans sa discipline. Peut-être que cette année elle obtiendra le Graal. Sauf que là elle a du mal à se l’imaginer en écoutant Macron parler de guerre avec une tête de chirurgien plastique. Elle manque de s’étouffer avec sa tartine, lorsqu’elle l’entend dire avec une voix vibrante qu’il y a des « biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Il y a donc vraiment des gens qui n’ont peur de rien.
Donc, on est en guerre. Dans l’ESR, le message est reçu cinq sur cinq et les troupes s’organisent. C’est le branle-bas de combat. Leïla reçoit dès le lundi matin un message d’Eric, l’enseignant responsable du département dans lequel elle donne ses vacations. Il invite les collègues à envoyer un mail aux étudiant·es sous quatre jours pour annoncer la forme que prendra la continuité pédagogique, et en mettant « systématiquement en copie les responsables de l’année concernée ». Il a l’air sympa, Eric, même si elle ne l’a croisé qu’une fois dans la salle des profs. Son mail n’est pas méchant, il finit par “Prenez soin de vous”, mais c’est précédé d’un rappel en italique, qui laisse un goût désagréable : « Dans l’intérêt des étudiants, tous les enseignants, quel que soit leur statut, sont tenus d’assurer cette continuité ». On vient à peine de commencer la guerre qu’on piste déjà les potentiels déserteurs. Leïla découvre aussi, stupéfaite, un mail de la présidence de l’université qui convoque le personnel technique et administratif à venir travailler sur place, en respectant les « gestes barrières » bien entendu. Les masques, c’est pas la peine et de toute façon il n’y en a pas. Leïla ne sait pas pourquoi mais elle pense au Titanic. Elle se dit que les étudiant·es et les enseignant·es ont visiblement eu des places dans les canaux de sauvetage… mais pas les autres. Heureusement, les syndicats montent très vite au créneau pour demander une égalité de traitement pour l’ensemble du personnel et la présidence se rétracte. Sur le papier, tout le monde passe en télétravail, ou bien a une autorisation spéciale d’absence (ASA). Mais Leïla sait bien que la pression exercée sur les collègues BIAT·O·SS et IT·A est bien là et aussi que ces mesures ne concernent que le personnel embauché par l’université : pour tou·tes les employé·es qui travaillent en sous-traitance à la fac, dans la sécurité, la restauration ou l’entretien, il n’y aura pas de télétravail.
Après avoir compté ses boîtes de conserve pour repousser le plus tard possible une sortie au supermarché, Leïla passe ses premiers jours de confinement entre la préparation de ses cours en ligne, les coups de fil à ses proches et les nuits de sommeil agité. Elle fait un rêve étrange, dans une Sorbonne envahie par la jungle dans laquelle elle court à la recherche d’une bibliothèque. Après une quête infructueuse et angoissante, elle croise des doctorant·es zombies qui tendent leur doigt derrière elle en criant : « Fnac… Fnaaaac ». Soudain, le bruit d’un hélicoptère assourdissant transperce le ciel. Leïla se retourne terrorisée et découvre une Sorbonne dont il ne reste que la façade, transformée en centre commercial. Elle se réveille en sursaut et en sueur, avec le bruit d’une moto pétaradant qui s’éloigne dans sa rue. Et au loin, le son lancinant de sirènes du SAMU, obsédantes.
Du côté des enseignant·es, beaucoup s’engouffrent dans la continuité pédagogique, avec les moyens du bord, tout en galérant avec leur propre confinement. Quelques-un·es, très rares, se félicitent de cette opportunité et des formidables « expériences » qui sont faites. Sur la liste mail du département, en tout cas, personne ne proteste. Leïla se demande si elle est la seule à avoir l’impression que le Titanic est en train de couler et qu’on leur demande de continuer à jouer du violon.

La seule continuité qu’elle voit, elle, c’est celle des inégalités entre les titulaires et les vacataires payés en dessous du smic, entre celleux qui sont malades ou qui s’occupent de leurs proches qui encourent des risques face au virus et entre celleux, et surtout celles, qui s’occupent de leurs enfants. Leïla n’en revient pas de voir passer des messages sur les listes scientifiques de collègues, des hommes, qui racontent comment ils vont profiter du confinement pour publier des articles. Un de ses copains, doctorant, qui se demande comment il va pouvoir payer son loyer, a lui reçu un mail de son directeur de thèse, qui n’avait pas donné de nouvelles depuis cinq mois, l’invitant à profiter de cette “suspension du temps” pour avancer ses recherches… Il y a donc vraiment des gens qui n’ont peur de rien.
Les enquêtes menées dans les facs démontrent les situations dramatiques vécues par les étudiant·es en confinement : les petits boulots non déclarés annulés, les problèmes dans les CROUS, les logements minuscules et insalubres, les inquiétudes sur les bourses, les notes, l’avenir et, le pire, la faim. Continuité ou plutôt explosion des inégalités, qu’elles soient liées aux conditions d’accès au numérique ou aux conditions matérielles d’existence. Dans sa fac, le comité de mobilisation de grève recueille des informations sur la situation des étudiant·es, et les cas qu’il transmet font parfois froid dans le dos. Cette étudiante qui partage avec ses frères et sœurs un ordinateur à la maison et qui donne priorité à la petite qui passe le bac cette année. Cet étudiant qui écrit ses devoirs sur son smartphone « depuis sa salle de bain », confiné avec une aide soignante qui a attrapé le COVID-19. Cette autre étudiante qui travaille à mi-temps dans un supermarché tout en recevant des mails de ses enseignant·es : « Face à cette crise, l’urgence est la réflexion critique sur le droit institutionnel ». Louise, une étudiante que Leïla admire beaucoup, alerte avec son syndicat. Sa voix, forte et brisée comme celle d’un mégaphone et façonnée par les luttes qui l’ont précédée, dénonce : la précarité grandit depuis des années parmi les étudiant·es, ce n’est pas le confinement qui la fera disparaître, au contraire, il risque de l’aggraver d’une manière qui tord déjà le ventre à toutes celleux qui y pensent.
Et pourtant, c’est la sacro-sainte question de l’évaluation du second semestre qui commence à inquiéter et même à déchainer les passions dans les départements : partiels à distance en temps réel ou en différé ? Des dossiers à faire à la maison ? Visioconférence pour les oraux ? Leïla est vacataire, donc évidemment elle ne participe pas aux décisions, mais elle bouillonne. Certain·es étudiant·es aussi veulent être noté·es, c’est rentré dans les esprits. Leïla se dit que c’est irrécupérable et que la société a vraiment perdu cette guerre-là. Les enseignant·es s’échangent des mails parlant tout à la fois de la gravité de la situation de certain·es étudiant·es et de l’importance du diplôme, de leur rôle « pédagogique » et donc de l’évaluation. Leïla les imagine tapotant sur leur clavier depuis leur appartement coquet ou leur maison de vacances. Elle avait entendu parlé du concept de dissonance cognitive, voilà… Elle a des fous rires nerveux avec ses copines au téléphone en imaginant ces profs de facs qui raconteront comment iels sont resté·es chez elleux pour sauver la France, le courage dont iels avaient fait preuve en allant faire leurs courses, et qui diront à leurs petits-enfants : « Le monde était à feu et à sang, certain·es étudiant·es mourraient de faim, mais nous avons été héroïques et nous avons sauvé la valeur des diplômes ! »
Même l’idée d’une validation automatique améliorable n’arrive pas à passer. Les ami·es de Leïla lui racontent les scandales dans les réunions de départements. Des collègues qui crient dans leur kit main libre : « Vous ne m’empêcherez pas de faire mon métier et de mettre 5/20 si je le veux. Vous n’aurez pas ma liberté de noter ! ». Intéressant de savoir qu’il y a donc des sujets qui les indigne. Drôle de métier que celui-là, comme s’il n’était plus défini que par ce pouvoir d’évaluer. Noter plutôt que transmettre. Évaluer plutôt que rassurer. Exclure plutôt que construire des dialogues, des alliances, des solidarités. Même en pleine pandémie. Bien sûr, ces cours, ces échanges, ce sont des moments qui peuvent être supers pour les étudiant·es qui peuvent les suivre et s’y plonger, comme une bouffée d’air en confinement. Elle a des retours d’étudiant·es qui la remercient des contenus qu’elle leur a transmis et des échanges qu’iels ont eus. Mais ce n’est pas pour celleux-là qu’elle s’inquiète, c’est pour celleux dont elle n’a aucune nouvelle. Dans une telle crise sanitaire et sociale, d’une gravité sans précédent, la seule continuité pédagogique acceptable ne serait-elle pas celle qui se passe de toute évaluation au risque de devenir de l’acharnement ? Tandis que Macron s’adresse aux citoyens comme des enfants, les enseignant·es infantilisent les étudiant·es soupçonné·es incapables d’apprendre sans la perspective d’un partiel.
Deuxième mail d’Eric. On demande cette fois à Leïla de fournir un tableau précis de toutes les tâches qu’elle effectue et du nombre d’heures qu’elle y a passé pour justifier qu’elle soit payée pour ses cours du deuxième semestre – alors qu’elle n’a toujours pas été payée pour ceux du premier. Entre temps, au détour d’une innocente « foire aux questions » de la direction générale de l’Enseignement supérieur et de l’Insertion professionnelle (DGESIP), le ministère annonce sa décision de ne pas rémunérer les heures d’enseignement les vacataires qui étaient prévues dans les emplois du temps, mais qui n’ont pas pu être assurées à cause de la fermeture des universités. Certaines présidences attendent que les différents UFR prennent les décisions. Et pendant ce temps les UFR attendent une décision du ministère et des instances centrales des facs pour discuter de la validation automatique.
Leïla se met à rêver d’une conférence de presse de Frédérique Vidal devant le Panthéon : « Chèr·es collègues, le Ministère de l’Éducation Supérieure de la Recherche et de l’Innovation sera à la hauteur des enjeux que posent cette crise sanitaire. Devant les inégalités et la gravité de cette crise, il a été décidé de suspendre les évaluations du second semestre. Face à l’ampleur de la précarité étudiante que le confinement aggrave, et sur laquelle nous sommes alertés depuis le mois de novembre, nous devons prendre nos responsabilités. Toutes nos énergies doivent maintenant être tournées vers la solidarité et une continuité pédagogique choisie et non contraignante. Si nous n’étions pas à la hauteur, ce serait l’Histoire qui nous jugerait. »
Mais n’est pas Malraux qui veut et encore moins Dumbledore… Vidal ne dit pas du tout ça. En fait elle ne dit pas grand chose, tandis que les présidences d’université trafiquent dans les différents conseils et instances pour maintenir des évaluations coûte que coûte, malgré les alertes sur la situation des étudiant·es, malgré les pétitions, malgré les fronts communs que tentent de tenir syndicats étudiants et des personnels. On lui raconte qu’à Paris 1, la commission de la formation et de la vie universitaire (CFVU) a voté l’annulation des partiels : tous les syndicats et associations étudiantes étaient d’accord, pour une fois, sauf l’extrême droite. Mais le président a cassé la décision, au prétexte qu’elle serait illégale, sous les applaudissement de la plupart des profs, y compris certain·es qui s’étaient mobilisé·es contre la LPPR… Leïla échange avec d’autres collègues qui s’inquiètent de ces cours en ligne produits au pas de course, alors que le MESRI rêve de faire passer tout le monde au numérique pour faire des écon… pardon, pour innover. Va-t-on acter que la crise sanitaire opère comme un révélateur de ce que dénoncent depuis vingt ans les mobilisations dans l’ESR : processus de Bologne, LRU, ParcourSup et l’ignominieux « Bienvenue en France » ? Ou bien le service public de l’enseignement supérieur va-t-il continuer sa course infernale, accélérée par le COVID-19, vers une université, réduite en masse salariale et sélective, offrant des contenus dématérialisés avec des serveurs surpuissants et des embauches de vacataires et d’enseignant·e-assistant·e en CDD pouvant appuyer sur play pour diffuser un cours magistral donné par un Professeur d’Université avant de corriger ses copies ?
Leïla soupire et contemple depuis sa petite fenêtre les rues d’une ville désertée. Les gens applaudissent les hospitaliers. Ses collègues zélé·es s’imaginent-iels que la nation va les applaudir pour avoir évaluer, jusqu’à l’absurde, les étudiant·es ? Elle repense au Titanic. Si seulement elle était titulaire pour pouvoir répondre au mail d’Eric, en en copie à tou·tes collègues que la continuité pédagogique ce sera sans elle.

Illustrations :
En une : Création d’Alice Forge.
Dans le texte : mème élaboré à partir de photogrammes de Titanic (James Cameron, 1997) dont l’origine demeure inconnue.
Merci pour cette belle chronique, ça fait du bien de rire de ces absurdités à pleurer !
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