Le confinement creuse (encore) les inégalités de genre dans les carrières des enseignant·es-chercheur·ses et des chercheur·ses.

« Les gens qui s’extasient sur le fait que Shakespeare, Newton et Proust ont réalisé leurs plus beaux travaux quand ils étaient en confinement omettent une chose : « aucun d’entre eux ne s’occupait d’enfants ». »

(Helen Lewis, The Atlantic, « The Coronavirus Is a Disaster for Feminism » , citée par Rebecca Amsellem, Les Glorieuses, 25-03-2020.)

Vous vous souvenez peut-être de cette vidéo, devenue mondialement virale, dans laquelle un professeur interviewé par la BBC se voyait interrompre par sa fillette entrant gaiement dans son bureau, suivie de près par son petit frère au volant de son youpala. Les enfants étaient rattrapés de justesse par leur mère, disposée à bondir au secours de son mari effectuant une tâche sérieuse.

Dans le confinement actuel, c’est une parodie néo-zélandaise de cette scène qui a circulé : que se serait-il passé si l’homme avait été une femme ? Elle aurait conservé son calme et professionnalisme en donnant le biberon à sa petite fille puis aurait poursuivi en préparant le dîner !

Cette vidéo joue avec le stéréotype de la femme qui pourrait tout gérer « à la maison » tout en poursuivant sereinement sa carrière professionnelle. C’est ce que semble demander aux femmes les ministères de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESRI) et de l’Éducation Nationale avec leur injonction à la « continuité pédagogique ». Les enseignantes-chercheuses doivent mettre en ligne des cours, les animer par visioconférence, corriger leurs copies, suivre les stages et « en même temps » s’occuper des tâches ménagères et de leurs enfants en mettant en place l’école à la maison.

Les femmes de l’ESR : empilement des tâches en temps de confinement ?

Comme le souligne Emilie Biland-Curinier, en tant qu’enseignantes-chercheuses titulaires, nous avons le privilège de pouvoir travailler à distance et de ne pas risquer nos vies, et/ou celles des autres, en allant travailler et en devant faire garder nos enfants. Ce privilège ne nous exempte pourtant pas des difficultés que connaissent de nombreuses salariées ayant « la chance » de travailler à distance et de s’occuper de leurs enfants, comme elles ne sont pas non plus épargnées par l’inégale répartition des tâches domestiques. Car bien sûr, les chercheurs et enseignants-chercheurs sont eux-aussi parfois des pères et ont cette double charge difficile à assumer. Mais l’inégale répartition du temps destiné aux tâches ménagères en période « normale » (2h pour les hommes, 3h36 pour les femmes) et aux soins des enfants (18 min pour les hommes, 36 min pour les femmes c’est-à-dire le double) est loin de se résorber en période de confinement. Et dans une période où la charge familiale consiste aussi à prendre soin des aîné·es (faire les courses, prendre des nouvelles, organiser des rendez-vous téléphoniques) ou des plus fragiles (la petite sœur anxieuse ou la copine médecin que l’on décide de soulager), les femmes sont doublement mise à contribution tant on sait que ce sont elles qui s’occupent de ces tâches d’accompagnement des relations sociales dans le couple, y compris lorsqu’il s’agit de la belle-famille.

Source : https://twitter.com/ClairLacour/status/1242472732505206784?s=20

Pour les enseignantes-chercheuses précaires, la « continuité pédagogique » signifie en plus des activités déjà mentionnées, la rédaction de « CV analytiques », la constitution de dossiers de candidature aux postes d’ATER (certaines universités demandent l’envoi des dossiers avec accusés de réception…) ou aux maîtrises de conférences, dont le calendrier vient à peine d’être décalé de 15 jours. Elles doivent également négocier pour être rémunérées pour leurs vacations. Et encore faut-il, pour réussir à mettre en œuvre ces mesures, disposer d’une bonne connexion Internet, d’un ordinateur en bon état de marche, d’outils numériques adaptés mis à disposition par son université, d’un service de support dans lequel les agent·es seraient en poste ou disposeraient également de bonnes conditions pour le télétravail, etc.

Cette continuité pédagogique creuse également les inégalités du côté des étudiant·es et des élèves, qui ont les mêmes nécessités de matériels, de connexion, de besoin d’espace calme pour travailler, etc.

Les inégalités de genre dans les carrières de l’enseignement et la recherche

Cette période est donc propice à accentuer les inégalités qui existent déjà au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) dont se faisait l’écho cet excellent article de la revue Travailler au futur sur les maîtresses de conférences. Les autrice·eurs soulignent que depuis l’adoption de la LRU les conditions des travail de tous les enseignant·es-chercheur·es se sont dégradées. Les nombreux récits recueillis dans cette enquête « décrivent une course contre le temps aiguisée par la charge de famille […]. Se débrouiller pour empiler différentes tâches à la fois, faire entrer une double journée dans une seule est un procédé typiquement féminin et particulièrement prégnant chez les femmes MCF » . Cette accumulation de travail se fait au détriment du temps personnel (hobbies, sport) ce qui entraîne de nombreux cas de souffrance au travail.

Deux options sont dès lors possibles : l’option d’un congé pour recherche (rare et de plus en plus difficile à obtenir) ou le temps partiel qui a des conséquences sur l’évolution de carrière, les relations avec ses collègues et sa hiérarchie et le montant de sa retraite. Alors qu’elles prennent souvent une part plus grande dans les tâches domestiques, le soin aux enfants et aux relations sociales, elles prennent également la majorité des tâches du care à l’Université (suivi des étudiant·es, responsabilités pédagogiques, liens au sein des équipes, etc.) tâches moins visibles et moins prestigieuses. Elles s’investissent davantage dans les tâches d’enseignement, au détriment du temps pris pour la recherche. La maternité peut être vue comme un frein à la carrière et facteur de stress.

« Le retour de congé de maternité est le moment qui marque le plus l’inégalité entre les femmes et les hommes. Elles constatent un « trou » dans la chronologie de leurs publications et de leurs avancées en recherche. Elles vont dès lors s’employer à rattraper le temps en mettant « les bouchées doubles » à un moment où ce n’est pas véritablement possible du fait de la charge d’un jeune enfant. »

(Sophie Devineau, Camille Couvry, François Féliu et Anaïs Renard, « Le travail des universitaires sous tension : les femmes maîtresses de conférences », Travailler au futur.)

Au-delà de la question de la maternité et de la répartition des tâches au sein du foyer, la continuité académique et pédagogique pèse de toute façon sur les femmes, en jouant sur ce travail du care. Quelle que soit leur fonction, ce sont elles qui assument stress et culpabilité durant cette période, consacrant la majorité de leur temps à l’organisation de cette « continuité » : que faire des étudiant·es sans ordinateurs ? Que répondre à ces futur·es bachelièr·es qui s’inquiètent de leur inscription sur Parcoursup ? Comment réduire l’anxiété de cette maman dont l’enfant de 18 ans est coincé en stage à l’autre bout du monde sans possibilité de rapatriement ? Comment assurer aux collègues vacataires pressurisé·es que leur contenu de cours sera bien suffisant ? Ou encore, comment se battre avec l’administration pour faire payer tel·les vacataires qui n’a pas encore signé son contrat ou qui n’a pas de connexion internet suffisante pour faire cours en ligne ? La socialisation féminine éduque les femmes, dès leur plus jeune âge, à « prendre soin » aussi bien physiquement (langer, faire à manger, etc.) que moralement (en faisant peser sur les femmes les charges mentales et émotionnelles).

La sortie du confinement : une aggravation des inégalités ?

À une époque où le suivi de carrière se fait de plus en plus coercitif et menaçant, le MESRI, les président·es d’université, les responsables d’UFR et les collègues (souvent masculin) ravi·es de profiter de la situation pour étaler leurs habiletés dans la pédagogie virtuelle, creusent davantage les inégalités. Notons que la faible part des femmes dans l’entourage de l’exécutif ou à des postes décisionnaires dans la gestion de la crise invisibilisent d’autant plus les besoins des femmes. Ainsi, il y a fort à parier que de ces quelques semaines ou mois de confinement ressortiront des productions très différenciées : articles, ouvrages et HDR pour une majorité d’hommes ayant la chance de pouvoir se détacher de la culpabilité du travail mal fait et des questionnements des étudiant·es et sur qui reposent moins les tâches ménagères et éducatives ; centaines de courriels et de coups de fil, mise en place de procédés de suivis à distance et cours chiadés pour une majorité de femmes assumant ces tâches d’enseignement et de care, à la maison et au (télé)travail. Lorsqu’il faudra faire les bilans et observer la répartition genrée des recrutements aux concours de maîtresse de conférence (MCF) et de chargé·es de recherche, de qualifications aux fonctions de professeur·es (PU), ou de détachements CNRS ou autre prime d’encadrement doctoral et de recherche (PEDR) dans la prochaine période, nous ne pouvons qu’espérer que les comités scientifiques sauront interpréter le creusement de ces inégalités genrées.

Le renforcement du « plafond de verre » dans une profession déjà durement touchée (en 2014, les femmes constituent 43% de la population de MCF, 24% la population de PU et seulement 8 sont présidentes d’université) est inacceptable.

Face à cette situation, que faire ? Tout d’abord, il faut diffuser ces analyses, dans nos universités, laboratoires et unités de formation et de recherche (UFR) et s’en persuader soi-même. La continuité pédagogique ne peut pas reposer sur nos épaules individuellement, et si nous devons faire des choix, il faut prioriser notre bien-être mental. Le travail du care se fait souvent au détriment du soin de notre propre santé, et nous devons collectivement nous assurer de ne pas reproduire ces difficultés.

Certaines collègues proposent de remplir systématiquement des « autorisations spéciales d’absence » (ASA) lorsqu’on a des enfants de moins de 16 ans, et inviter nos collègues à en faire de même. Cependant, ce document n’a plus de réel rôle depuis le confinement généralisé, comme s’il n’était même pas pensé l’impossibilité de travailler à distance tout en gardant ses enfants. D’autres collègues nous invitent à la « discontinuité pédagogique » . La situation que nous vivons est extraordinaire, dès lors, pourquoi – et comment – pourrions-nous faire comme si de rien n’était ? N’est-ce pas au contraire le moment de se saisir à bras le corps des inégalités de genre et d’en faire un socle des revendications présentes et futures ? En accentuant la guerre de tou·tes contre tou·tes la future LPPR amplifiera les conséquences de cette période inédite, dont les premières victimes sont les femmes, les précaires et les étrangèr·es. En continuant le travail de mobilisation, même en temps de confinement, nous refusons ces logiques et nous nous tenons prêt·es pour la suite.

La Confinée Libérée est un espace de partage d’expérience et de remontée de mobilisation : n’hésitez pas à proposer des réflexions et des solutions expérimentées localement, collectivement ou individuellement !

Diverses infos sur ces thématiques :

Entretien avec la sociologue Sybille Gollac sur l’ouvrage Genre du Capital : comment la famille reproduit les inégalités, coécrit avec Céline Béssière qui montre comment la réforme des retraites accroîtrait ces inégalités.

Billet de blog de la sociologue Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate ».

– Sur un ton plus léger, l’analyse de la journaliste Titiou Lecoq, Libérées, le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, Paris, Le Livre Poche, 2019.

– Et celle D’Aurélia Blanc, Tu seras un homme – féministe– mon fils ! Manuel d’éducation antisexiste pour des garçons libres et heureux, Paris, Marabout, 2018.

– Enfin sur l’évolution de la « figure de la mère » en France et « une succession de combat contre la domination masculine, le documentaire de France 5, Tu seras mère ma fille, de Camille Ménager et Bruno Joucla.