Pour que la réalité ne dépasse pas la dystopie : rassemblement à 13h30 le vendredi 12 juin devant la Sorbonne contre la LPPR !
2025, le monde a été transformé par une pandémie mondiale, dont la gestion sociale et politique désastreuse a bouleversé la société. La nouvelle fiction des Facs et Labos en Lutte explore un futur possible de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’épisode 5 raconte le basculement de l’université dans l’utopie néolibérale et sécuritaire, sur fond de pandémie et de LPPR.

10 novembre 2020. Brigades sanitaires universitaires.
Éric ralluma son ordinateur avec un soupir. Il était 23h, et il venait de recevoir un SMS automatique de la préfecture : « 5 étudiants sous votre responsabilité ne se sont pas connectés sur l’Espace numérique de travail aujourd’hui. Conformément au décret du Santé et Liberté du 20 juillet 2020, sauf régularisation avant minuit, ils feront l’objet d’un signalement aux Brigades sanitaires ». Franchement, il n’avait pas choisi ce métier pour ça : forcer les étudiant·es à suivre les cours en ligne, bien sûr, c’est le sens de son métier de transmettre des connaissances. Leur faire passer des examens sous télésurveillance, évidemment, puisqu’il n’y avait pas d’autre solution pour garantir la sincérité des épreuves. Mais fallait-il vraiment rendre la connexion numérique quotidienne obligatoire, avec vérification d’identité par reconnaissance faciale ? Frédérique Vidal l’avait expliqué suite au fiasco des examens à distance, en juin dernier. Le Front Étudiant pour la Libération des Examens en Ligne (FELEL) avait réussi à s’infiltrer dans les plateformes numériques des universités et avait distribué les sujets d’examen. Le ministère n’avait pas eu le choix : il fallait donner l’année à tout le monde, cela nuisait à la valeur des diplômes, et dans le monde post-COVID, dévaluer les diplômes français mettait en danger la reprise économique. Éric n’était quand même pas dupe : tout ceci était lié à l’acte « 70+1 » des Gilets Jaunes, rejoints par le Collectif Adama, le samedi 27 juin, auquel de nombreux·ses étudiant·es avaient pris part, paraît-il. Les troubles avaient forcé le gouvernement à réordonner le confinement et à mettre en place les Brigades sanitaires, dirigées par Lallement, l’ancien préfet de police. Certes, il fallait bien ça pour ramener le calme et protéger les gens contre le retour de la pandémie, mais quand même, de là à faire des universitaires des auxiliaires de ces Brigades… Mais bon, que pouvait faire Éric ? Après tout, tout ceci était dans l’intérêt des étudiant·es.
Éric envoya les messages d’usage aux étudiant·es fautif·ves, sans trop se faire d’illusion : ielles savaient bien ce qu’ielles risquaient à ne pas se connecter. Le lendemain matin, les Brigades viendraient les mettre à l’isolement. Contrairement aux annonces initiales du gouvernement, il n’y avait quasiment pas de test disponible, donc toute personne qui manquait à ses obligations professionnelles était réputée infectée et devait être mise à l’isolement pour une durée indéterminée. Visiblement le conseil scientifique avait jugé que les cas, mêmes asymptomatiques, pouvaient durer au-delà de 14 jours, donc il valait mieux, pour ne pas prendre de risque, confiner tous·tes les suspect·es jusqu’à ce qu’il y ait un vaccin. Édouard Philippe l’avait expliqué juste avant de faire passer le décret Santé et Liberté : les Français·es avaient montré leur irresponsabilité, ne respectaient pas les gestes barrières et la distanciation sociale. Il n’était pas possible de laisser les personnes contaminées chez elles, il fallait, en cas de soupçon de COVID, les isoler dans des bâtiments sécurisés. Le gouvernement avait lancé un grand plan de construction de logements de confinement, où les personnes suspectées d’être atteintes pouvaient habiter gratuitement pour toute la durée de leur isolement, sans risque pour le reste de la population. Les premièr·es à y être envoyé·es avaient été l’ensemble des participant·es aux manifestations du 27 juin, qui avaient de toute évidence été tou·tes infecté·es. En l’absence de test, on ne pouvait pas prendre de risque. Heureusement que l’application StopCovid avait permis de les géolocaliser et de les retrouver. Cela allait permettre d’éviter le retour de l’épidémie, c’était certain. Éric en sentit un certain soulagement : certes, ce n’était pas agréable d’imaginer ses étudiant·es emmené·es au petit matin par les Brigades sanitaires pour rejoindre leurs logements de confinement, mais c’était temporaire, et la santé publique n’avait pas de prix.
Éric envoya le mail aux étudiant·es, avec en copie la section des Brigades sanitaires de son université. La ministre avait obtenu que les Brigades sanitaires, en accord avec la franchise universitaire (garantie constitutionnellement, Éric ne manquait jamais de le rappeler), soient organisées directement au niveau des établissements, composées d’enseignant·es-chercheur·es nommé·es par le Conseil d’administration, sous la responsabilité des président·es d’université. Éric avait été étonné de voir combien de collègues avaient spontanément accepté de faire partie de ces Brigades – il faut dire que les décharges de service étaient généreuses. Mais ça l’avait rassuré de savoir que la surveillance des étudiant·es allait être assurée par ses pairs, dans le respect de la démocratie universitaire. Tiens, d’ailleurs, il avait un mail d’une collègue, Fabienne, qui faisait partie des Brigades. Elle lui envoyait une vidéo de petits chats jouant avec des balles en mousse. Trop mignon ! Les collègues ne s’étaient jamais envoyé autant de vidéos rigolotes, ces derniers temps, ça mettait du baume au cœur. Vivement la reprise des cours en présentiel, qu’ils et elles puissent enfin se voir ! Enfin, ça n’allait pas être pour tout de suite, visiblement les cours se feraient à distance toute l’année 2020-2021. Éric enviait un peu le personnel administratif, les BIAT·O·SS. La plupart avaient été autorisé·es à retourner à l’université dès mai, mais étrangement peu étaient venu·es. Avec le décret Santé et Liberté, ils et elles n’avaient plus trop le choix : il fallait organiser les Brigades, la surveillance des étudiant·es, les cours en ligne, les examens… Ils et elles avaient été réquisitionné·es : il leur fallait retourner à la fac, sous peine d’être considéré·es en abandon de poste. Bien sûr, Éric savait qu’il était privilégié : du moment qu’il se connectait quotidiennement, faisait ses cours et rendait compte de l’assiduité de ses étudiant·es, il pouvait rester chez lui. Mais quand même, la fac lui manquait, les collègues aussi. Décidément, les BIAT·O·SS avaient de la chance, même s’ils et elles se plaignaient un peu. Les syndicats avaient d’abord protesté contre ce retour forcé au travail, mais depuis le décret Santé et Liberté et le nouveau délit d’ »atteinte à la santé publique en réunion », ils se tenaient à carreau. L’arrestation de Philippe Martinez, puis la mise à l’isolement de tout·es les participant·es aux rassemblements spontanés de solidarité qui avaient eu lieu un peu partout, ça avait jeté un froid.

Oh, un autre message de Fabienne ! Cette fois, des bébés pandas se faisant des papouilles. Trop marrant ! Éric transféra le mail à sa liste de contacts. Avec la pandémie, on avait vraiment besoin de rigoler un peu.
Bon, tant qu’à être debout, autant travailler à son dossier de maintien en poste. Éric ne s’en faisait pas trop. Il était professeur d’université et Frédérique Vidal avait expliqué que ce n’était qu’une formalité. Il fallait faire des économies, et avec les nouveaux outils de cours à distance, il y avait besoin de moins d’enseignant·es -chercheur·ses. Du coup, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), passée en urgence le 8 juillet, avait une nouvelle clause : tout·e enseignant·e, enseignant·e-chercheur·e ou chercheur·e titulaire devait faire une demande motivée de maintien en poste. Pas de raison de s’inquiéter : avec le renvoi prévu de l’ensemble des non-titulaires, vacataires, contractuel·les, ATER, PRAG, il n’y aurait pas besoin de renvoyer beaucoup de titulaires. Et de toute manière, Vidal l’avait promis : tout·e titulaire qui perdrait son poste du fait d’un dossier insuffisant pourrait immédiatement être réembauché·e en tenure track, avec 5 ans pour faire ses preuves et obtenir une nouvelle titularisation. En plus, Éric avait obtenu plusieurs financements pour ses projets de recherche, ce qui était le critère principal pour garder son poste, car ça prouvait l’autonomie financière. Au pire, il avait un plan B : les membres des Brigades sanitaires étaient garanti·es de garder leur poste. Donc si jamais son dossier n’était pas jugé convaincant par la présidente de son université (heureusement, on avait préservé la démocratie universitaire, c’est elle qui allait choisir qui gardait son poste), elle le lui dirait en amont, vu qu’il l’avait soutenue pendant sa campagne. Et là, il serait toujours temps de rejoindre les Brigades. Après tout, il avait toujours eu en tête l’intérêt de ses étudiant·es. Toujours.
Il méritait de garder son poste, lui, contrairement à d’autres collègues, toujours à faire grève et à prendre en otage les étudiant·es. Ielles devaient bien s’en mordre les doigts, maintenant, ces collègues, d’avoir participé à cette mascarade des facs et labos en lutte. La ministre avait été très claire : les grévistes, en poussant les étudiant·es à participer à des manifestations alors que le virus était déjà actif, avait été des agents de la pandémie. Leur lutte contre la précarité, la LPPR et la réforme des retraites, non seulement avait mis en difficulté l’enseignement et la recherche, mais avait aussi constitué une atteinte à la santé publique. Une procédure de décision rétroactive de poursuite pour ce motif avait été lancée. En attendant, Frédérique Vidal avait demandé aux président·es d’université d’être particulièrement attentif·ves à cet élément dans l’examen des dossiers. Et Éric savait bien que la présidente de son université, membre active de la Coordination des universités de recherche intensive françaises (CURIF), dont Frédérique Vidal avait été trésorière avant de devenir ministre, n’allait pas hésiter à appliquer ces consignes avec une grande fermeté. Tant mieux. Cette crise était une tragédie, bien sûr, mais si ça permettait de rationaliser les universités et de les purifier des éléments qui les infectaient depuis des décennies, c’était un mal pour un bien. Éric avait confiance dans le futur de l’université. Il éteignit son ordinateur et ouvrit la fenêtre de son bureau. Dehors, seul le vrombissement rassurant des drones trouait parfois le silence. La ville était calme et saine. Tout allait bien se passer.

Illustration en une : création d’Alice Forge pour les Chroniques d’une apocalypse universitaire annoncée.