2025, le monde a été transformé par une pandémie mondiale, dont la gestion sociale et politique désastreuse a bouleversé la société. La nouvelle fiction des Facs et Labos en Lutte explore un futur possible de l’enseignement supérieur et de la recherche. L’épisode 4 raconte le retour progressif du personnel administratif à l’université, les tensions autour des examens en ligne et les projets du ministère pour dématérialiser l’enseignement et renforcer la compétition.

5 juin 2020. Retour à la fac.

A l’approche de l’université, Sofiane fut pris d’angoisse. Cela faisait 3 mois qu’il n’y avait pas mis les pieds. Ça lui avait plutôt manqué, surtout au début, quand le rythme des mails était au plus haut. Faire tourner un laboratoire à distance, sans les outils informatiques adéquats, sur le vieux PC familial, c’était dur, surtout avec les enfants qui devaient continuer à faire leurs cours et la connexion pourrie. Ça lui avait pris deux semaines d’obtenir un ordinateur portable de l’université, et encore, il n’était ni performant, ni sécurisé. Son bureau lui avait manqué, avec ses écrans, sa machine à café, et cette porte verrouillable quand il voulait pouvoir travailler tranquillement. Mais là, se retrouver devant la fac, ça l’angoissait. Le quartier était désert, et le reflet du soleil de mai sur la structure métallique de la fac donnait à l’ensemble une ambiance irréelle de fin du monde. Sofiane respira un grand coup dans son masque, et avança vers une petite entrée sur le côté de l’université, la seule laissée ouverte. Enfin, ouverte… Il sonna, et un agent de sécurité qu’il n’avait jamais vu ouvrit. Il était lui aussi masqué, avec un FFP2, et regarda Sofiane d’un œil interrogateur. « C’est pour quoi ? ». Sofiane sortit sa carte d’identité professionnelle et se présenta à l’inconnu, qui semblait ne pas trop savoir ce qu’était un gestionnaire de laboratoire, ni même un laboratoire, d’ailleurs. « Et l’attestation ». Sofiane leva les yeux au ciel. Il avait une délégation de signature, c’est lui qui les faisait, les attestations. Il s’en était donc fait une à lui-même, mais il n’avait pas d’imprimante chez lui, donc elle était sur son téléphone. « Attendez un instant, s’il vous plaît ». L’agent de sécurité s’écarta pour parler dans un talkie-walkie, et finalement lui fit signe d’entrer.

A peine entré, l’odeur de désinfectant le prit à la gorge, tandis que l’agent de sécurité lui lisait les consignes de sécurité : pas plus d’une personne par bureau, désinfection obligatoire de chaque bureau après utilisation, interdiction d’utiliser les espaces communs. Au bout du couloir, une femme de ménage qu’il n’avait là encore jamais vue s’affairait sur les sols, pourtant déjà étincelants. Elle avait un masque et des gants de plastique, mais ses yeux étaient rougis par les émanations des produits ménagers. Visiblement, il n’y avait là que des employé·es en sous-traitance, sans protection sociale, sans nom, sans statut. Sofiane avait essayé de demander, avant la crise, combien il y avait de travailleur·ses sous-traité·es qui travaillaient dans la fac, mais impossible d’avoir une réponse. Lorsque l’agent de sécurité eut finit son speech, Sofiane le remercia et se dirigea vers l’escalier, l’estomac retourné. Les bureaux étaient déserts, comme si c’était les vacances. Mais c’était le mois de mai. Les examens avaient été planifiés, première et deuxième session. Certes, les enseignant·es avaient la possibilité de faire des aménagements, mais un nombre surprenant avait choisi de faire des examens à distance en temps limité. Le président de l’université avait été clair : pas question de brader la valeur des diplômes. A Paris 1, le bras de fer entre la présidence, attachée aux examens, et les étudiant·es, suivi·es par la plupart des syndicats, qui voulaient la validation automatique, avait amené le ministère à prendre position – contre les étudiant·es, évidemment. Et bon, tant qu’à faire des examens, il fallait s’assurer qu’ils soient équitables, ce qui, dans la bouche des autorités, ne voulait pas dire donner à tou·tes les étudiant·es des conditions de vie et d’études décentes, mais mettre en œuvre la télésurveillance. Des établissements pilotes s’y mettaient, et ce n’était pas les tribunes d’enseignant·es ou les protestations des étudiant.es, même si elles étaient pleines de bon sens, qui allaient arrêter la vague. La continuité pédagogique amenait, lentement et sûrement, à la surveillance généralisée, avec l’aval du ministère bien sûr.

La situation allait empirer, et rapidement. Sofiane avait pu discuter avec une collègue travaillant au ministère, qui lui avait expliqué qu’avec la dématérialisation des enseignements, le ministère planchait sur une réduction drastique du nombre d’enseignant·es, à très court terme. Les cours donnés en vidéo seraient réutilisés d’une année sur l’autre, limitant progressivement le besoin en nouveaux cours, et donc en enseignant·es. Les TD allaient être aussi fortement réduits, au profit de plateformes d’exercice dématérialisés, où un·e seul·e chargé·e de TD pourrait suivre le travail de centaines d’étudiant·es. La fameuse modulation de service, imaginée au moment de la loi LRU de 2007, remise sur le tapis dans les rapports préparatoires à la LPPR, faisait un nouveau retour : les facs sélectionneraient une partie des enseignant·es qui se verraient offrir de grosses décharges horaires en échange des droits d’utiliser leurs cours vidéo, voire de les monétiser. Ces enseignant·es seraient choisi·es en fonction de leur « h-index« , en un mot de leur productivité mesurée par leur capacité à publier des articles et obtenir des financements de recherche. La LPPR devait déjà passer d’un calcul du service d’enseignement en nombre d’heures à un calcul en ECTS, permettant aux enseignant·es ayant des cours en Master d’enseigner moins. Mais avec la dématérialisation, ça irait encore plus loin : les cours se verraient attribuer une valeur en fonction de leur attractivité et de l’impact scientifique de leur enseignant·es. Cette valeur pourrait évoluer en fonction de l’offre et de la demande. Et bien sûr, en fonction de la capacité des enseignant·es-chercheur·es à ramener de l’argent.

En tant que gestionnaire de labo, Sofiane était en première ligne. Déjà, dans son unité de recherche, les crédits de fonctionnement attribués par l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour des projets dépassaient les financements récurrents, et de loin. Désormais, avec la LPPR, l’ensemble des crédits du laboratoire seraient dépendants de l’obtention de contrats de recherche. Évidemment, il n’était pas question d’augmenter le nombre d’administratif·ves titulaires pour suivre l’inflation des contrats. Sofiane gérait directement 25 projets. Pour les plus gros, des contractuel·les avaient été embauché·es, parfois des doctorant·es ou des docteur·es sans poste qui devaient, en plus des cours, des publications, des candidatures, participer à la gestion administrative de contrats – sans formation ni accès aux outils de gestion. Les incitations à déposer des projets étaient toujours plus nombreuses et pressantes. Cinq nouveaux projets avaient été déposés par des membres de son laboratoire pour travailler sur le COVID-19 et ses suites, en quelques semaines. Et ces projets, il fallait les gérer. Jusqu’ici, Sofiane avait poliment refusé de répondre aux appels du pied de la présidence de l’université, qui voulait faire revenir les BIAT·O·SS et les IT·A à la fac pour s’occuper de la gestion des contrats et de la continuité pédagogique. Mais d’autres collègues avaient signé des autorisations, et progressivement le personnel administratif revenait. Alors que les chercheur·es et enseignant·es-chercheur·es pouvaient rester chez eux et elles, les incitations se multipliaient à faire revenir le personnel administratif.

Ce matin, Sofiane avait reçu un courrier syndical expliquant que les conditions n’étaient pas réunies, qu’il était dangereux de revenir dans les facs. Mais que faire ? Le déconfinement n’avait pas déclenché la déflagration sanitaire et sociale imaginée, crainte par les un·es, espérée par les autres. Les tentatives de manifestation avaient tourné court, et si la réforme des retraites semblait avoir été suspendue, la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) était bien maintenue, et même renforcée. Et de fait, il n’était pas possible d’exercer son droit de retrait, au regard des efforts déployés pour sécuriser les facs. Le personnel administratif était soumis à l’arbitraire de la direction des universités, et en amont, du ministère. Sofiane alluma son ordinateur. Il était quand même content de retrouver le léger vrombissement de sa machine. Il se fit un café, regarda rapidement le courrier. Son regard se porta sur une feuille rose, glissée entre deux enveloppes. C’était un tract, visiblement. Le texte était court :

« Nous refusons la mascarade des examens en ligne. Nous refusons la dématérialisation des enseignements. Nous avons pénétré dans l’infrastructure de l’Espace numérique de travail et récupéré les données personnelles des étudiant·es et des enseignant·es, y compris les sujets d’examens. Si l’administration ne recule pas et maintient l’évaluation en ligne, nous diffuserons publiquement ces données. Vous voilà prévenu·es. »

C’était signé « Front Étudiant pour la Libération des Examens en Ligne (FELEL) ».

Sofiane sourit. Peut-être, finalement, que tout n’était pas joué.

Illustration en une : création d’Alice Forge pour les Chroniques d’une apocalypse universitaire annoncée.

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