« Comment penser l’avenir de notre discipline, quand, à plus de 30 ans, nous ne sommes toujours pas en mesure de nous projeter dans le nôtre ? »
C’est une des questions posées par trois « jeunes » géographes lors du discours d’ouverture, en juillet dernier, du congrès scientifique organisé à l’occasion du centenaire de l’Union géographique internationale (UGI). Le comité de pilotage du congrès les avait sollicitées, en tant que récipiendaires ou accessit du prix de thèse du Comité national français de géographie, pour une intervention sur le thème des « Pensées émergentes en Géographie », intervention qu’elles ont fait le choix d’articuler notamment autour des conditions matérielles de travail, dans un contexte de réduction des financements et de précarisation des personnels de la recherche publique.

Si la proposition du comité de pilotage d’intervenir sur le thème des « pensées émergentes en géographie » nous a honorées, elle nous a aussi franchement surprises.

Surprises, parce que nous ne considérons pas avoir de légitimité spécifique pour parler au nom des « jeunes géographes » . Malgré cela, nous avons toutes les trois choisi de saisir cette opportunité de partager des bribes de réflexions que nous développons souvent dans un cadre plus informel, lorsque nous retrouvons des ami·es géographes avec lesquel·les nous nous sommes construit·es, et que nous ne pouvons nous empêcher de mêler à nos discussions sur nos parcours personnels des réflexions passionnées et des récriminations animées sur l’avenir de notre discipline — et du milieu académique en général.

Cet article, et le discours dont il est tiré ont été préparés de concert, sur un document partagé. Cette organisation nous a permis de constater combien nos réflexions sur les dynamiques de la géographie convergeaient, malgré le fait que nous ne nous connaissions pas ou peu et que nous travaillions toutes trois sur des sujets très différents. Nous avons donc choisi de ne pas développer nos thématiques de recherche propres, mais plutôt de mêler nos expériences et nos mots pour faire entendre un écho de nos pensées (peut-être pas si émergentes que ça) sur la géographie et son avenir. Nous remercions le comité de pilotage du congrès de l’UGI de nous avoir donné la possibilité de le faire.

Le premier point qui a émergé, quand nous avons pensé à l’avenir de la géographie, c’est celui de la précarité. Ce n’est probablement pas ce à quoi l’auditoire s’attendait à l’évocation du futur de la géographie, mais c’est assez clairement ce qui est venu à notre esprit de jeunes chercheuses. Comment penser l’avenir de notre discipline, quand, à plus de 30 ans, nous ne sommes toujours pas en mesure de nous projeter dans le nôtre ?

Comment la discipline peut-elle évoluer s’il n’y a pas suffisamment de postes, quand il n’y a pas assez de titulaires pour faire tourner les formations et assumer les responsabilités pédagogiques et administratives, induisant, d’un côté, une surcharge de travail et des burn-out pour les collègues en poste et, de l’autre, des situations intenables pour les jeunes précaires, qui passent leur temps de recherche à batailler avec une Galaxie de lourdeurs administratives, à écrire dossier sur dossier, CV analytique sur CV court, projet de recherche en 30 pages, en 6 pages, en 3 pages, pour des recrutements, à l’université, au CNRS, ou en post-docs ? Comment la discipline peut-elle prétendre évoluer quand le temps de recherche est obéré par une course effrénée à des financements hypercompétitifs ? Quand on passe des mois à préparer des dossiers pour des programmes dont les taux de réussite sont de 22,7 % pour l’ANR (AAP 2021) ou 9,8 % pour l’ERC Starting Grants (AAP 2021) ? Par ailleurs, dans quel sens fait-on évoluer une discipline, quand on perd de vue la science au profit de savants calculs : jusqu’où peut-on contorsionner sa problématique de recherche pour devenir « bankable » aux yeux des agences de financement face au risque de perdre le véritable cap de ses questionnements ? Quel est le ratio de temps de travail nécessaire — et acceptable — pour y répondre face à la durée du financement qui pourrait être obtenu ? Ou encore, quelles sont les probabilités d’avoir le poste ou le financement face aux possibilités de valoriser le travail fourni sur un autre appel à projets, face à la valeur de la potentielle ligne de CV « auditionné·e et classé·e à ce concours » , face encore à la valeur sur ce même CV de l’article que l’on pourrait rédiger à la place ? Et enfin, comment faire évoluer la discipline, quand on est occupé·es à tenter de se faire payer des heures de vacations, tout en se disant qu’on gagnerait mieux sa vie en faisant du baby-sitting ou du cat-sitting, à jongler entre les emplois pour financer sa recherche et à continuer à se présenter à des concours dont la transparence n’est pas certaine, et dont les règles ne sont pas explicitées à tou·tes ?

Bref, le présent des futur·es géographes n’est pas toujours glorieux, et avant de penser l’avenir de la géographie, nous nous devons de penser collectivement celui des jeunes géographes, dans tous les choix scientifiques, pédagogiques et administratifs que nous faisons. 

Pourtant, si malgré tout cela, nous sommes encore là aujourd’hui, que nous sommes parfois même prêt·es à auto-financer nos déplacements et nos inscriptions à ce type d’évènements, c’est parce que nous aimons terriblement pratiquer et enseigner la géographie. Nous croyons en l’apport de notre discipline face aux défis auxquels nos sociétés et nos environnements font face. Nos thématiques de recherche sont franchement éloignées les unes des autres : relations aux animaux, trajectoires des socio-écosystèmes sur le temps long ou récits de l’anthropocène. Pourtant, nous partageons un positionnement commun : celui de vouloir penser et agir sur les changements globaux actuels par le prisme de l’espace des sociétés. Nous partageons aussi l’envie de transmettre ces questionnements à nos étudiantes et étudiants et de leur donner à voir l’importance de l’espace et des territoires pour saisir les sociétés.

Pour cette raison, le premier enjeu thématique sur lequel nous nous sommes immédiatement retrouvées, est le travail sur les socio-écosystèmes dans leur diversité et dans l’optique d’une appréhension la plus holistique possible des interactions entre les sociétés et leurs environnements. Il nous semble que ce cadre conceptuel qui se construit à une échelle globale permet de prendre en compte la place du vivant dans sa diversité et ses évolutions, sur le temps long de l’histoire de la Terre mais aussi sur les temporalités plus courtes — et plus proches — des changements globaux à l’œuvre. Notre capacité à penser les sociétés dans leur milieu peut nous permettre de nourrir les approches des sciences de l’environnement par les apports de la géographie sociale, culturelle et critique, qui interrogent et rappellent sans cesse le rôle des inégalités de tous types, mais aussi des relations de pouvoir, des représentations et des identités dans les processus de production de l’espace. Dans cette optique, s’ancrer sur des terrains locaux, mais faire aussi le lien avec des échelles géographiques plus petites, peut actualiser la définition de la géographie comme une science engagée à la fois dans le domaine politique et auprès de toute la diversité des acteurs et actrices des territoires. Une science de l’espace qui prend à bras le corps la question du temps, qui nous a réuni·es pour ce Congrès du Centenaire.

Ce travail sur les socio-écosystèmes amène aussi à réfléchir sur les méthodes de cette approche holistique. Dans notre réflexion collective pour ce discours, nous sommes vite tombées d’accord sur un second enjeu, celui de défendre et de développer nos méthodologies et concepts dans l’interdisciplinarité et le décloisonnement disciplinaire. Nous avons toutes les trois des projets de recherche bien différents, mais nous avons toutes fait l’expérience de la nécessité de trouver un langage commun avec d’autres disciplines pour confronter nos hypothèses aux données acquises par d’autres et pour faire émerger des clefs de compréhension communes. La prégnance de cette approche n’en rend que plus flagrants les obstacles qui peuvent apparaître lors de sa mise en œuvre.

Par exemple, travailler sur les questions animales a nécessité de collaborer avec des écologues ou des biologistes de la conservation, nourrissant des échanges et des débats intéressants, mais cette collaboration a soulevé la difficulté d’être prise au sérieux, en tant que géographe, par des disciplines qui peuvent avoir l’impression d’avoir le monopole de l’animal. Cela a pu se traduire par des groupes de travail ou des conférences au cours desquelles, malgré un sujet censé traiter de cohabitations humains-animaux, les humains sont passablement absents, laissant de côté une part non négligeable de la problématique.

Cette dimension de la collaboration interdisciplinaire soulève l’enjeu d’être reconnu·e comme expert ou experte et de faire valoir des savoirs et savoir-faire disciplinaires dans le cadre de travaux interdisciplinaires. Nous avons pu constater, en collaborant avec des écologues, comme avec des archéologues ou des économistes, que des méthodes d’enquête classiques, comme le questionnaire ou l’entretien, sont parfois perçues comme faciles à mettre en place et ne nécessitant pas de compétences spécifiques, et donc ne relevant pas vraiment d’une compétence experte. Ces nouvelles manières de travailler en interdisciplinarité peuvent aussi impliquer de développer des partenariats hors du champ académique, soulevant parfois des résistances face à des approches qui tranchent avec les méthodes classiques. Par exemple, effectuer une thèse CIFRE au sein d’une télévision locale pour expérimenter un autre format de recherche a permis d’investir de nouveaux terrains et de développer de nouveaux questionnements sur les liens entre recherche, médias et territoires, mais pas sans soulever l’incompréhension chez certain·es collègues. Si nous soulignons ici l’importance de penser les échanges avec d’autres domaines disciplinaires, il nous semble tout aussi important d’adopter une attitude réflexive et méthodologique dans le renforcement de notre dialogue avec la société. La médiation de nos travaux constitue non pas seulement un attendu de notre travail et un levier pour induire des actions concrètes, mais également un apport essentiel dans la dynamique de recherche. Et comme dans la mise en œuvre de projets communs avec d’autres disciplines, il nous semble que travailler à partir du prisme de l’espace constitue un atout décisif dans le développement d’un échange avec la société.

Une des approches de la formation d’un paysage consiste à en étudier les évolutions morphologico-climatiques sur le temps long mais aussi les usages et modifications anthropiques plus ou moins récentes. Ici, l’étude interdisciplinaire de la carrière de Hatnoub (Égypte) passe autant par la compréhension de la géomorphologie de la région que par la reconstitution géoarchéologique des interactions socio-environnementales et des entretiens auprès d’anciens exploitants d’albâtre calcite (photo N. Blond). 

Le troisième thème, qui fait écho à ce qui vient d’être mentionné au sujet de l’interdisciplinarité, est celui de l’accueil de sujets émergents. Nous avons toutes les trois fait l’expérience d’un sujet de recherche « hors champ » et cette position périphérique nous a poussées à défendre nos questionnements et à renforcer nos méthodologies face à des approches plus traditionnelles. Notre sollicitation pour l’UGI, faisant suite à l’obtention d’un prix de thèse du CNFG, est peut-être un signe de la capacité de la géographie — et de l’UGI — à intégrer des thèmes et méthodes émergentes. Il nous semble essentiel de perpétuer cette ouverture à de nouvelles approches, par une attitude bienveillante face aux innovations thématiques et disciplinaires. Si, par exemple, la géographie animale a occupé une journée entière à l’UGI, ou si les perruches étaient à l’agrégation de géographie, il y a encore quelques années, travailler sur les animaux en géographe n’allait pas de soi, et le choix de cette thématique pour le FIG en 2017 avait suscité de nombreuses réactions sur une liste de diffusion géographique.

En tant que cohabitants, les animaux autres qu’humains, et nos relations à ces derniers, sont des sujets géographiques à part entière. Ici, observation d’une scène de nourrissage de corneilles noires au parc des Buttes-Chaumont, Paris (photo A. Berthier). 

Cette attitude d’ouverture bienveillante s’applique aussi aux méthodologies innovantes, hybrides, expérimentales. Par exemple, mêler des approches géomorphologiques, avec des analyses sédimentologiques, mais aussi des recherches en archives et des entretiens, peut apparaître à certains collègues comme une combinaison originale et stimulante. Elle a aussi pu être considérée comme trop risquée par des chercheurs évaluant des demandes de financement. L’innovation peut encore se trouver dans les manières de raconter les transformations des espaces des sociétés, par le développement de nouvelles formes de cartographie ou par la mobilisation d’écritures scientifiques alternatives, comme le film, le documentaire sonore ou le dessin. Si ces productions de géographes ne sont toujours pas évaluées comme des publications, on a toutefois pu en apprécier la richesse et la diversité lors des séances d’écoute et de projections organisées en soirées durant la semaine de l’UGI, et on a pu en estimer la valeur tant dans la conduite de la recherche que dans les projets pédagogiques.

La réalisation de film est l’une des écritures alternatives de la géographie, pour développer et raconter autrement la recherche, et construire de nouvelles interactions entre science et société. Ici, le tournage d’un magazine télévisuel géographique à l’île de Sein par Laura Corsi (photo Y. Réaud). 

Certaines des difficultés que nous avons évoquées plus haut découlent en partie de ce qui fait justement la force et l’intérêt de la géographie : celle de permettre d’aller discuter avec des disciplines voisines, de nous nourrir de leurs concepts, approches, thématiques et méthodes, pour traiter du territoire et de l’espace — et parfois même du temps. Or cette lecture du monde et des sociétés à partir des territoires n’est possible que lorsque l’on peut éprouver physiquement ces derniers, et c’est sur cet ultime enjeu que nous nous sommes finalement retrouvées : la place du terrain comme élément central de notre discipline et de notre identité de géographes. Les restrictions de circulation liées à la gestion de la pandémie de Covid-19 ces deux dernières années l’ont mis en lumière de façon saisissante : quel sens trouver à être géographe sans terrain ? Comment former des étudiant·es à décrypter l’espace des sociétés sans en partager l’expérience sensible ? Comment ne pas s’égarer dans un monde en tout distanciel ? Si l’on a pu récemment se rattraper (le discours initial a d’ailleurs été écrit en bateau, en avion, en train, entre la France, la Grèce, l’Égypte et Saint-Pierre et Miquelon), en avoir été privées aussi abruptement depuis 2020 ne fait que rappeler que nos recherches ne peuvent se faire que si elles sont incarnées et spatialisées. Pourtant, c’est un élément très instable, soumis aux aléas géopolitiques qui en défendent parfois l’accès, réorientent la poursuite de la recherche qui s’y construisait et rappellent aux géographes que leur terrain est avant tout l’espace vécu des sociétés étudiées. Mais surtout, ce terrain joue souvent le rôle de variable d’ajustement, en passant à la trappe lorsqu’une fois en poste, on croule sous les obligations, notamment administratives, ou lorsque, encore précaires, on manque de financements pour le faire, passant surtout du temps à rêver de futurs terrains dans les rédactions d’appels à projets.

Alizé Berthier, Ninon Blond, Laura Corsi

La photographie qui illustre cet article a été prise par Elsa Broclain le 5 mars 2020, journée de grève et de manifestation des Facs et Labos en Lutte.

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