J’ai honte d’expliquer aux étudiant·es que l’année a commencé depuis dix jours mais qu’ils et elles n’ont pas encore de groupe de TD, voire que certain·es ne sont pas encore inscrit·es dans la formation qu’iels demandent,
De leur dire qu’on attend de savoir si nous aurons un·e prof pour telle ou telle matière,
De leur dire qu’on attend de savoir si nous aurons une salle,
De leur dire qu’on ignore si cette salle sera équipée et qu’on ignore si nous pourrons y ouvrir les fenêtres,
De leur dire que l’emploi du temps n’est pas terminé, qu’il va encore devoir bouger, qu’iels vont devoir l’expliquer à leur employeur·se,
Honte de leur demander d’être patient·es et compréhensif·ves,
Honte de leur expliquer que le port du masque est obligatoire, mais qu’ils et elles vont devoir le financer,
Honte de ne pas pouvoir leur offrir ce service public de l’enseignement supérieur qui m’a tant donné, il y a seulement vingt ans.

J’ai honte de leur annoncer que la secrétaire, en burnout, a été mise en arrêt maladie pour dix jours et qu’on va devoir « bricoler » sans elle.

J’ai honte de me dire que je n’ai pas fait toutes ces années d’études pour passer mes journées à faire des inscriptions pédagogiques dans des tableaux Excel.

J’ai honte d’avoir parfois envie de changer de métier, parce que, depuis des années, je n’exerce plus le métier pour lequel je me suis préparée avec envie et passion.

J’ai honte de demander à la chargée de cours, déjà bien éprouvée par sa propre rentrée au lycée, si elle peut décaler son premier cours de 9h à 8h du matin, ce qui l’oblige à prendre le train de 6h26, train qui ne lui sera pas remboursé,
Honte de recevoir un SMS de sa part à 8h20 m’informant que la connexion ne fonctionne pas dans la salle et qu’elle ne peut donc pas assurer l’enseignement « commodal », cet enseignement dont mon université devait assurer le support technique cet été pour pouvoir respecter la jauge des salles,
Honte de voir mes collègues courir dans tous les sens pour obtenir des conditions d’enseignement tout juste acceptables : une salle, un tableau qui s’efface, un vidéoprojecteur, un ordinateur, des stores qui fonctionnent, parfois juste le bon câble HDMI ou USB,
Honte de voir une collègue décider de faire cours sur la pelouse du campus tant qu’il fait beau,
D’écrire le soir tard ou le week-end à mes collègues, pour écoper les mails en retard,
Honte de voir de plus en plus la frontière entre vie au travail et vie personnelle s’effacer, au détriment de mes enfants et de mes proches,
Honte quand ma ministre de tutelle explique aux opposant·es à sa loi mortifère pour l’enseignement supérieur et la recherche qu’iels sont « déconnecté·es de la réalité » ; honte quand elle déclare qu’un cours magistral consiste à « lire son cours » devant son auditoire. Mais de quelle « réalité » parlez-vous, Madame la ministre ?

J’ai honte d’être fatiguée le 15 septembre,
Honte de penser aux vacances, qui devraient me permettre d’être à jour dans mes enseignements et mes projets de recherche,
Honte de rendre en retard des articles mal ficelés, de recevoir des rappels à l’ordre de collègues qui attendent telle ou telle contribution que je n’ai même pas eu le temps de commencer,
De me dire que je ne travaille « pas assez », que mon dossier de recherche est insuffisant, que je perds « de la valeur », que je ne corresponds déjà plus aux critères de « l’excellence », embourbée dans des tâches administratives infinies, triviales, à la fois inintéressantes mais essentielles au traitement digne de nos étudiant·es, dont beaucoup sont en grande précarité sociale ou économique. Mais quel poids tous ces efforts auront-ils lorsque je demanderai une promotion, un financement, un congé de recherche ? Suis-je définitivement entrée dans la catégorie des enseignant·es-chercheur·ses « besogneux·ses », la majorité, quand une minorité pourra prétendre au titre « d’excellent·es » ? Au fond, n’est-ce pas cela, la loi qu’on nous prépare ?

Et puis j’ai honte de me plaindre, parce que, après tout, je suis une privilégiée, je suis titulaire, j’ai mis le pied dans le système, voire je l’entretiens en me démenant pour que, finalement, cette rentrée ait quand même lieu.

2020, rentrée de la honte.



Ce texte fait partie d’une série de témoignages sur la rentrée 2020, dont le premier texte – Sous les masqué·es la rage – a été publié le 15 septembre. Faites-nous parvenir vos témoignages, sous forme de texte, d’enregistrement audio ou vidéo, de dessins…
Écrivez-nous : universiteouverte@protonmail.com

Illustration : détail d’une gravure de Willy Stöwer, Der Untergang der Titanic.

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