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Analyses, mercredi 29 janvier 2020 1030

Tribune – Les revues scientifiques fragilisées par les projets de loi

Pour marquer leur opposition à la réforme des retraites et au projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche, près de 70 revues ont décidé, par-delà leurs différences de disciplines, de se constituer en collectif. Elles s’alarment de l’affaiblissement du service public de la recherche

Collectif

Depuis le début de l’année, plusieurs dizaines de revues de sciences humaines et sociales se déclarent les unes « en lutte », les autres « en grève . En soutien et en participation au mouvement social en cours, leurs comités de rédaction protestent à la fois contre le projet visant les retraites et contre les projets actuellement en circulation de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Cette mobilisation est inédite. Par bien des aspects, aussi, elle est incongrue : que peut bien vouloir dire, pour une revue, « se mobiliser », se dire « en lutte », « se mettre en grève » ?

En perturbant ou en interrompant leur activité, en refusant de se tenir à distance de ce qui se joue dans la communauté scientifique autant que dans le monde social, ces revues souhaitent mettre en avant aussi bien ce qui les fait que celles et ceux qui les font. Car leur travail intellectuel et éditorial, la production et le partage des savoirs qu’elles assurent sont eux aussi menacés par les projets de lois actuels, qui vont contribuer à la fragilisation toujours plus forte du service public.

L’existence de nos revues relève d’une économie de la connaissance efficace. Ce sont des scientifiques, dont une partie conséquente sont des agents publics, qui évaluent les textes, les discutent, les amendent ou les rejettent, pour finalement publier les travaux susceptibles de contribuer à la connaissance collective. Ces travaux bénéficient ensuite du travail de mise en forme, réalisé par des professionnels formés aux métiers de la do cumentation et de l’édition qui ont des statuts variés, du fonctionnariat au CDD. Enfin, ce sont surtout les bibliothèques universitaires, organismes publics, qui achètent les revues à l’unité ou en bouquets par des plates-formes numériques. Cette offre en ligne, gratuite pour les étudiants, permet une diffusion hors du champ universitaire : les journalistes ainsi que les enseignants, les associations, les élus, les citoyens bénéficient d’un apport substantiel de connaissances fiables et renouvelées.

Si cette économie de la connaissance assure l’enrichissement du savoir, elle rapporte toutefois peu en termes financiers. Elle est en effet adossée à une infrastructure invisible, celle du service public de la recherche.

C’est ce service public qui garantit des personnels formés, qualifiés et stables de secrétariat de rédaction.

C’est ce service public qui offre des réseaux ou des maisons d’édition, pour la numérisation, l’archivage ou la promotion des articles.

C’est ce service public qui permet l’existence de revues scientifiques numériques de qualité en accès ouvert et entièrement gratuites.

C’est ce service public, enfin, qui, malgré la lente dégradation des conditions de travail des enseignants-chercheurs statutaires et la précarisation des jeunes chercheurs, continue de leur offrir le temps nécessaire pour siéger aux comités de rédaction, pour concevoir les dossiers, lire, évaluer et discuter les articles proposés. Mais in fine, les revenus produits par les revues ne servent pas à rémunérer les scientifiques qui les font vivre, ou encore les travailleurs et travailleuses qui les fabriquent. Ces quelques revenus reviennent en effet aux sociétés qui éditent, et plus encore qui diffusent ces revues au sein d’un secteur éditorial fragile sauf à avoir recours à des dispositifs d’accès ouvert, que quelques revues ont lancé ces dernières années et qui demandent à être renforcés pour diffuser encore plus largement les savoirs scientifiques.

La LPPR, telle qu’annoncée, promet de saper les fondements de cette triple économie, financière, scientifique et humaine, des revues. Elle frappe de plein fouet les personnels dits de soutien à la recherche, qui sont justement ceux qui permettent aux revues d’exister en tant qu’objets, en tant que produits manufacturés (même en ligne, même dans l’espace virtuel, un article est mis en page et monté). Elle précarise ces personnels, substituant à l’emploi pérenne des contrats dits « de chantier », qui obligeront les revues, collectifs comme on l’a vu fragiles, à épuiser leurs forces pour soumettre des dossiers à des évaluations tatillonnes et solliciter le droit de bénéficier de quelques heures du contrat de travail d’un travailleur de l’édition.

Promouvant une recherche par projets assortie à des contrats de recherche de durée limitée, diminuant drastiquement les recrutements de chercheurs titulaires, cette loi fragilise de façon dramatique les jeunes chercheurs en quête de poste, qui sont celles et ceux qui contribuent massivement à la production d’articles scientifiques et au renouvellement dynamique des connaissances. La concentration de l’argent public sur d’obscurs « grands défis sociétaux » tend à un mouvement malthusien de la production scientifique et à l’élimination « darwiniste », pour re prendre les termes funestes du président du CNRS, des revues qui ne répondent pas de prime abord à ces « grands défis . Ce faisant, elle contribue à affaiblir le pluralisme et l’indépendance de la recherche publique.

Qu’elles se mettent en grève ou se déclarent en lutte, qu’elles fassent paraître un numéro blanc ou publient des textes sur les réformes actuelles et à venir, les revues montrent d’un coup l’envers du décor et tout ce qui rend possible la production et la diffusion d’un savoir à la fois indépendant (notamment des mannes industrielles), fiable (car discuté par des scientifiques de haut niveau) et neuf (c’est ce savoir qui est à la base des futurs manuels universitaires, puis scolaires).

Nos revues ne doivent leur existence qu’au service public de la recherche. Voir l’une et l’autre simultanément menacés est au jourd’hui ce qui nous amène, collectif des revues en lutte, à nous opposer aux projets de réforme en cours avec la plus grande fermeté.

Sylvie Tissot (Actes de la Recherche en Sciences Sociales), Caroline Ibos (Les Cahiers du Genre), Anne Jollet (Les Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire Critique), Fabrice Ripoll (Carnets de Géographes), Clyde Plumauzille (CLIO. Femmes, Genre, Histoire), Laurent Bonelli (Cultures & Conflits), Manuel Schotté (Genèses. Sciences Sociales et Histoire), Christophe Daum (L’Homme et la Société), Julie Landour (Nouvelle Revue du Travail), Laure Bereni (Politix), Fabien Jobard (Sociétés Contemporaines), François Sarfati (Sociologies Pratiques), Fanny Gallot (Travail, Genre et Sociétés), signataires pour le collectif des revues en lutte, qui rassemblait  69 revues le 27 janvier 2020 : Actes de la Recherche en Sciences Sociales ; ALTER-European Journal of Disability Research ; Annales Historiques de la Révolution Française ; Biens Symboliques/Symbolic Goods ; Les Cahiers d’Étude sur les Mondes Arabes et la Méditerranée ; Les Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire Critique ; Les Cahiers d’Outre-Mer ; Les Cahiers de Littérature Orale ; Les Cahiers des Amériques Latines ; Les Cahiers du Genre ; Carnets de Géographes ; Champ Pénal ; CLIO. Femmes, Genre, Histoire ; Critique Internationale ; Cultures & Conflits ; Droit et Société ; L’Espace Géographique ; Espaces et Sociétés ; Esprit Critique ; Ethnographiques.org ; Ethnologie Française ; Feuilles de Géographie ; Filigrane ; Genèses. Sciences Sociales et Histoire ; Genre et Histoire ; Genre, Sexualités et Sociétés ; GLAD ; Géocarrefour ; Le Journal des Anthropologues ; Justice Spatiale/Spatial Justice ; L’Homme ; L’Homme et la Société ; Langage et Société ; Métis. Anthropologie des Mondes Grecs Anciens ; Métropoles ; Les Mondes du Travail ; Mots. Les langages du politique ; Mouvements des idées et des luttes ; Netcom ; Nouvelle Revue du Travail ; Nuevo Mundo ; Participations ; POLI-Politiques des Cultural Studies ; Politique Africaine ; Politiques de Communication ; Politix ; Projets de paysage ; Regards Sociologiques ; Revue d’histoire des Sciences Humaines ; Revue d’Histoire du XIXème siècle ; Revue des Sciences Sociales ; Revue Européenne des Migrations Internationales ; Revue Francophone sur la Santé et les Territoires ; Revue Interdisciplinaire de Travaux sur les Amériques ;  Samaj ; Sociétés Contemporaines ; Sociologie du Travail ; Sociologies Pratiques ; Socio-Logos ; Terrain. Anthropologie et Sciences Humaines ; Techniques et Cultures ; Temporalités ; Tierce. Carnets de recherches en Histoire, Histoire de l’Art et Musicologie ;Tracés ;Transposition. Musique et Sciences Sociales ; Travail, Genre et Sociétés ; Urbanités ; Volume! la revue des musiques populaires ; Zilsel.

De nouvelles revues annoncent chaque jour qu’elles se mettent en lutte. La page du collectif des revues en lutte les recense chaque jour.

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