En tant qu’être humain, citoyen, professeur d’histoire dans l’enseignement supérieur, ancien professeur d’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire en banlieue parisienne, j’ai été sidéré, horrifié et meurtri par la décapitation de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine.
En tant que fonctionnaire ayant fait du service public le sens de ma vie professionnelle et l’un des sens de ma vie tout court, mais aussi en tant que chercheur sur la modernisation politique du catholicisme au XXe siècle, je suis un ardent défenseur de la laïcité qui, d’une part, permet le libre exercice de toutes les religions sans en favoriser aucune et, d’autre part, fonde la stricte séparation des plans temporel et spirituel – autrement dit l’autonomie du politique dans son ordre et l’exercice de la souveraineté populaire contre toute tentative d’une légitimité qui émanerait du sacré.
En tant qu’homme de gauche rationaliste et athée, j’observe avec effroi et sans aucune complaisance la radicalisation politique à des degrés divers de groupes religieux – au sein de l’islam comme dans le christianisme ou dans le judaïsme – qui entendent soumettre l’ordre social aux règles liberticides de quelque transcendance, la vie de tous les individus à quelques vérités révélées.
Comme beaucoup, je m’interroge profondément sur la nature des réponses qui doivent être apportées aux dérives politiques du religieux, a fortiori lorsque celles-ci conduisent à l’abjection terroriste de Conflans. Mais j’ai en tout cas la certitude que celles-ci doivent être formulées – en France comme ailleurs – dans le plus strict cadre légal et démocratique afin, précisément, de légitimer notre ancrage collectif dans un modèle de gouvernance qui, à défaut d’être parfait, n’en est pas moins antagonique en tous points au fantasme théocratique. Ces réponses politiques, on est en droit de l’espérer, devraient également s’appuyer sur les savoirs que les sciences humaines et sociales ont construits et construisent sans relâche en dépit de leur relégation au second plan des politiques publiques presque partout dans le monde.

En tant que spécialiste de l’Amérique latine contemporaine, familier des régimes de sécurité nationale qui ont fleuri dans la région tout au long des années 1960-1980 et de leur rhétorique, je suis toutefois atterré – et même apeuré – par certains discours politiques qui ont été tenus depuis le vendredi 16 octobre – sans même parler, cela va de soi, des polémistes de pacotille qui hantent plateaux télévisés et chaînes d’info en continu et n’hésitent même plus à parler de « vengeance ».
Alors que la première réaction politique à l’assassinat de Samuel Paty devrait être celle d’une justice démocratique et seulement celle-là, le ministre de l’Intérieur déclare peu après que « la peur doit changer de camp ». Ce faisant, il ne reprend pas seulement la formule bravache et éculée de Charles Pasqua selon laquelle « il faut terroriser les terroristes », mais plus généralement l’idée selon laquelle une terreur exercée par l’État deviendrait légitime une fois que les « ennemis de l’intérieur » – autrement dit, ici, les 5 millions de musulman·es vivant en France et tou·tes devenu·es suspect·es de radicalisation – auraient franchi certaines limites.

Dans l’Argentine des années noires, entre 1976 et 1983, on appelait cela la « théorie des deux démons ». Cette « théorie » a permis de légitimer pendant de longues années, auprès d’une partie de l’opinion nationale et internationale, des pratiques de violation des droits humains, de torture, de meurtres et de disparitions ayant finalement conduit à la mort de 30 000 personnes.
Dans la Colombie d’Alvaro Uribe, c’est en des termes similaires que l’on a justifié l’élimination extra-judiciaire de dizaines de milliers de guérilleros ou de leaders sociaux dans les années 2000.
J’entendrais bien que l’on m’accuse d’extrapoler quelques mots prononcés à la va-vite ou sous le coup de l’émotion si, peu de temps après, le ministre de l’Éducation nationale n’avait désigné à la vindicte nationale les universitaires, qui auraient laissé le champ libre aux « islamo-gauchistes », quand ils et elles ne le seraient pas devenu·es elleux-mêmes.
Outre le fait que cette nouvelle figure de la perversion, forgée par l’extrême-droite et réappropriée sans vergogne par un ministre, est une réincarnation opportune du judéo-bolchevik que les fascismes de tout poil ont traqué et parfois éliminé dans les années entre 1917 et 1945, cet anti-intellectualisme – qu’il émane de Jean-Michel Blanquer, professeur de droit public en Sorbonne, ou de Gérald Darmanin affirmant préférer le « bon sens de son boucher-charcutier » au « snobisme » des intellectuels parisiens – est parfaitement identifié par les historien·nes comme une marque de fabrique des dérives violentes et autoritaires qui ont marqué l’histoire de nombreuses démocraties au XXe siècle. Cerise sur le gâteau faisant que l’hypothèse de simples maladresses devient hautement improbable, le ministre de l’Éducation revient sur l’islamo-gauchisme des universitaires quelques jours plus tard en évoquant une « gangrène », un terme qui renvoie n’importe quel·le connaisseur·se du Chili de Pinochet – voire du Brésil de Bolsonaro – au « cancer » marxiste qu’il convenait d’éradiquer, quels que soient les moyens.

Ce ne sont que des mots, me direz-vous ? Certes, mais l’on connaît depuis John R. Searle et bien d’autres philosophes ou linguistes la fonction performative du langage et sa capacité à construire des réalités sociales. A trop jouer avec le répertoire sémantique de la doctrine de sécurité nationale, dont on connait parfaitement les funestes aboutissements aujourd’hui, on court le risque sérieux de passer dans l’histoire pour d’autres raisons que celles que l’on aurait souhaitées.

Olivier Compagnon est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Sorbonne Nouvelle (Institut des Hautes Études de l’Amérique latine).

Illustration : détail de la photographie Nunca Más par Beatrice Murch (CC BY 2.0).

3 commentaires sur « Après Conflans : gare aux mots de la démocratie »

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